Par quel bout prendre un spectacle aussi sidérant que ce double épisode inaugural de la troisième saison de Twin Peaks ? Comme souvent chez David Lynch, grand expérimentateur narratif mais aussi conteur pédagogue, la carte pour suivre le sinueux récit tient en une petite scène anodine, en marge du récit et qui donne pourtant à voir son mouvement général. Une voiture s’approche d’une caravane dont sort un huluberlu ; il s’appelle « Doc » et porte une paire de lunettes de soleil. D’un geste il les retire, et dévoile alors une seconde paire de binocles, aux verres bleus et rouges – comme des lunettes 3D. Il s’approche, inspecte le contenu de ce qu’on lui apporte : des pelles, beaucoup de pelles, pour un labeur mystérieux qu’il tient à réaliser seul. Que met en scène ce drôle d’échange ? Un personnage au visage double, dont un capable de voir en relief, s’apprête à creuser quelque chose pour en saisir la profondeur. Ce quelque chose, plus encore que dans Fire Walk With Me ou Inland Empire, autres films fondés sur la frontière poreuse qui sépare fragilement le monde de sa doublure surnaturelle, c’est l’image elle-même : d’abord la photo de Laura Palmer, l’image qui porte le mystère originel de la série, et surtout les terrifiants surgissements fantastiques peuplant ce double épisode, dont l’un, littéralement, est un spectre de pixels qui s’attaquent à des spectateurs interdits. Cette séquence, peut-être la plus folle vue lors de ce festival, livre aussi l’allégorie de ce double épisode riche en surprises : une boîte de verre cernée de caméras prête à enregistrer l’irruption de l’impromptu, et qui s’avérera être une forme de sas où se cristallise ce que recouvre le manteau secret du monde.
Au-delà de la sidération face aux moments les plus forts et la nostalgie que l’on éprouve à retrouver les visages d’antan, le sentiment dominant de ce départ en fanfare reste le vertige, porté à un degré inédit dans le cinéma de Lynch. Si le cinéaste réinvestit d’emblée la doublure connue de Twin Peaks (la « loge noire », Bob et ses avatars), cette strate sombre qui se superpose au réel se révèle elle aussi doublée d’un inframonde, et peut-être même d’une infinité de doublures, pour autant de cauchemars qui sommeillent en attendant d’envahir le monde des vivants. Même le carreau figé de la « loge noire » et ses striures noires et blanches s’animent pour dévoiler un puits sans fonds, un magma d’images qui va autant vers l’accumulation (l’agent Cooper fixé et décomposé en une série de photogrammes qui se rétractent et s’empilent comme une poupée russe) que la désintégration (la lumière blanche aveuglante que cache le visage amovible de Laura Palmer). Avec de nombreuses questions sans réponses et une excitation à son comble à la sortie de la projection, il va sans dire que l’on attend de pied ferme la suite de la série et les probables déflagrations que contiennent les seize épisodes à venir.