Dimanche 18 mai
Une Palme chinoise ?
Pas facile de se frayer un chemin d’une salle à une autre lorsque les Cannois (et certains festivaliers) n’attendent depuis le matin sous un soleil de plomb qu’une seule chose (lorsqu’ils ne tentent pas en vain et en smoking de décrocher le précieux sésame : une invitation) : la possibilité d’apercevoir le bout d’une des deux oreilles d’Harrison Ford, alias Indiana Jones, le « temps fort du Festival » selon Le Monde (hmmm). Parcourir les 300 mètres qui séparent « Un certain regard » (pour le nouveau documentaire de Raymond Depardon) de la salle du Soixantième (pour le film de Walter Salles en compét’) relève alors du parcours du combattant. Tant pis pour Linha de Passe, qui faute d’arrivée tardive et donc de places disponibles, ne conclura pas un dimanche riche en événements.
La journée du critique à Cannes – qui aime se plaindre, histoire de faire l’enfant pourri gâté – commence très tôt. Trop tôt pour des films qu’on aurait bien échangés contre une nuit de sommeil complète, tel l’inutile énième production italienne sur la mafia (à croire que les Italiens n’en auront jamais assez du cliché) présenté en compétition – on se demande bien pourquoi. Gomorra, d’un semi-inconnu, Matteo Garrone, enchaîne les poncifs, les références ridicules (Scarface de Brian De Palma : au secours), les scènes sanguinolentes totalement gratuites, pour dire quoi au fond ? Que les mafieux ne sont pas des anges et qu’il ne faut pas, même à seize ans (l’âge moyen des deux « héros » du film), essayer de les défier en faisant joujou avec des Kalachnikov. Les deux très longues heures du film composent une succession de saynètes sans queue ni tête, sans point de vue, sans empathie pour aucun des personnages, sans réel univers de mise en scène. Bref, un ratage total qui exclut de la Palme, à l’unanimité presque absolue de la presse française, l’un des films en compét’. On n’imagine pas d’ailleurs qu’il puisse recevoir un autre prix.
Beaucoup plus « palmable » dans le jargon du festivalier, la splendide « fiction documentaire » du prolifique Jia Zhangke, 24 City. À la poursuite de son exploration des heurts et malheurs de la Chine contemporaine après Still Life et Useless, le cinéaste s’attache cette fois à la destruction d’une cité ouvrière dans la province du Chengdu dans un style extrêmement novateur, jouant des interventions de personnes « réelles », parfois prises telles quelles, parfois jouées par des acteurs – sans que la distinction entre les deux ne fasse faire de grand écart au film –, mais aussi d’extraits de chansons et de poésies chinoises qui donnent à 24 City un rythme paisible et lancinant. On retiendra deux scènes en particulier : cet ouvrier qui retrouve son ancien chef d’atelier et contemple, les larmes aux yeux, la décadence physique d’un homme qui fut autrefois son modèle de courage et d’ardeur dans le travail ; ou cette femme (jouée par la très jolie comédienne Joan Chen, interprétant son propre sosie) qui ne s’est jamais mariée, après être tombée amoureuse d’un homme mort dans un accident d’avion pour cause de mauvaises pièces fabriquées dans l’usine où elle travaille — tragique ironie du sort. Concentré d’émotion, bouillonnant à la fois d’une nostalgie pour une certaine Chine, mais aussi d’une réflexion pertinente sur les défis de l’avenir, brillant et audacieux exercice de mise en scène appuyé par une délicate photographie, 24 City est sans doute déjà l’un des véritables « temps forts », n’en déplaise au Monde, du Festival de Cannes que nous apprécions sur ce site.
Deuxième temps fort de la journée, le nouveau documentaire de Raymond Depardon sur « ses » paysans, projeté en compétition d’«Un certain regard ». Deux ans ont passés depuis Profils paysans et le cinéaste vient prendre des nouvelles des hommes et femmes qu’il a rencontrés lors de ses pérégrinations. Le documentariste parcourt la France du nord au sud, de janvier à décembre, cette France méconnue, celle des hameaux, des fermes et des lieux-dits, où survit dans des conditions souvent précaires une classe destinée à disparaître. Dans un style inimitable, Depardon raconte son amour pour ces petites gens, respecte leurs silences, souvent longs, leurs hésitations, leurs croyances. Il n’est pas là pour juger, et encore moins pour donner une leçon de sociologie. Peu volubiles, ses interlocuteurs ne dévoilent pas grand-chose de leur vie, mais partager un instant de leur quotidien suffit à Depardon, et au public qu’il vise (la majorité des Français), pour comprendre leurs souffrances et les marques d’une vie dure mais pour laquelle chacun d’entre eux s’est battu et continue de se battre. Les gros plans sur les visages ridés et durcis de ces hommes et femmes au sourire hésitant, parfois naïf, souvent distant, restent la marque de fabrique du film, celle qui fait de ces « petites » gens des héros d’une France oubliée, sans complaisance ni triste objectivité.
Indiana Jones vs Jia Zhangke et Depardon : le fossé entre le versant glamour et le versant réaliste de Cannes ne fait décidément que s’accentuer. James Gray et son intrigante romance Two Lovers interprété par les très attendus Joaquin Phoenix et Gwyneth Paltrow saura-t-il renverser la tendance ? Rendez-vous demain pour en savoir plus.
Lundi 19 mai
De déceptions en déceptions
Journée chargée pour le festivalier, sommé de faire des choix épineux : suivre le gros du troupeau dans la compét’ officielle ou tenter les sections parallèles, souvent plus riches et plus audacieuses ? On se repose sur l’avis des uns et des autres, et sur ses propres envies aussi, avec parfois hélas des décisions que l’on regrette…
Le Silence de Lorna n’est pas a priori des films que l’on a envie de détester, d’abord parce qu’aller contre une marée unanime n’est pas toujours crédible, mais aussi parce qu’il est impossible de ne pas respecter l’univers très construit et inventif des deux frères belges. Mais voilà, l’univers des Dardenne est justement trop reconnaissable ; on aimerait qu’ils s’aventurent parfois dans d’autres lieux, d’autres histoires, vers d’autres personnages… S’il est vrai qu’ils délaissent pour une fois leur mise en scène à l’arraché pour poser des plans plus cadrés, plus classiques, il n’en reste pas moins que certaines scènes donnent l’impression d’avoir déjà été vus mille fois, de Rosetta à L’Enfant, que les thématiques se répètent jusqu’au bourrage de crâne, au point que le spectateur se relève soulagé de son fauteuil quand les lumières se rallument dans la salle après cinq dernières minutes de film à la limite du ridicule. Porté par deux acteurs magnifiques, une jeune inconnue kosovare et Jérémie Renier, débordant d’émotion, Le Silence de Lorna n’est pas un mauvais film, simplement le film de trop, qui interroge l’omniprésence des Dardenne à Cannes : sont-ils vraiment les seuls cinéastes contemporains qui méritent d’être autant primés sur la Croisette ?
Léger changement de décor pour Versailles de Pierre Schoeller, présenté à Un certain regard, mais même préoccupations humanistes. Une jeune SDF rencontre un autre paumé (Guillaume Depardieu) dans la forêt de Versailles et lui abandonne son enfant, le temps de se dégotter un boulot. Le clodo ne sait pas quoi faire du petit garçon, finit par l’aimer, au point de se faire passer pour son père naturel, de l’enlever à sa mère et de l’adopter. Sujet ultra mélo, traité de même, mais sans les gros sabots du genre : le contraste entre la ville bourgeoise de Versailles et la vie de rue des personnages n’est pas accentué plus que nécessaire (tant mieux pour le spectateur), et la composition des acteurs rattrape les effets parfois trop appuyés et tape à l’œil du cinéaste qui veut à tout prix qu’on le repère. Mention spéciale au « plus jeune comédien du Festival » (8 ans et des poussières), en gosse des rues, qui ne commence pas sa carrière sous les mêmes rayons de soleil que Shirley Temple autrefois.
Retour à la compét’ officielle, et grosse déception avec Two Lovers de James Gray, dont on avait adoré contre l’avis presque unanime de la rédaction le splendide La nuit nous appartient l’année dernière. Gray innove, c’est certain : tourné à la va-vite pour pouvoir être présenté au Festival (oui, James Gray rêve de la Palme, mais quel cinéaste n’en voudrait pas?), mélo romantique à mille lieues des mafieux de The Yards, Two Lovers raconte les hésitations d’un ado de 30 ans entre une blonde paumée et une brune sage, choix familial dans l’ordre des choses. Qui va-t-il choisir ? C’est peu dire qu’au bout de dix minutes, on s’en contrefiche allègrement. Dialogues navrants de série pour ados (dont certains de nos confrères ont en vain essayé de nous prouver l’intelligence brillante et décalée), personnages ratés et totalement dénués d’empathie dont on peine à comprendre la personnalité, scènes invraisemblables à la limite du ridicule (dont toutes les scènes d’amour, rien moins que romantiques)… James Gray travaille encore la thématique du poids de la famille, mais sans la creuser, accompagnant le tout d’une mise en scène soit terriblement artificielle, soit inadaptée au sujet, comme si le cinéaste (qui n’avait pas l’air satisfait de lui lors de la montée des marches) regrettait de s’y être fourvoyé. Si James Gray a été injustement boudé à Cannes lors des précédents Festivals, il serait mal venu de le récompenser cette année. Parce qu’on l’aime tout de même et qu’on aimerait oublier Two Lovers aussi vite qu’il a été (mal) filmé.
Mardi 20 mai et mercredi 21 mai
Les bonheurs du classicisme
Après la déception James Gray la veille, une légère crainte s’empare de nous au moment de monter les marches pour la projection de presse de The Exchange (dont le titre fut d’abord Changeling et changea en cours de route, pour une raison qui nous est inconnue). Et si notre ami Clint nous décevait aussi ? Apparemment, cette idée n’avait pas rebuté une foule de curieux qui faillit nous empêcher de rentrer dans la salle – pleine à craquer – à la dernière minute, hurlant et s’écrasant derrière les barrières difficilement gardées par des vigiles plus réveillés que nous.
Mais non, voilà : Mr Eastwood ne pourra jamais réellement nous décevoir, même avec des films mineurs, ce que The Exchange n’est certainement pas. Passons sur la prestation d’Angelina Jolie, seul petit point noir du film : la sculpturale « people la plus filmée du moment » n’est pas une mauvaise actrice, mais on s’emballerait difficilement pour ses talents de comédienne. Heureusement, elle est filmée par un cinéaste qui connaît la direction d’acteur sur le bout des doigts, et passé un léger scepticisme, The Exchange redonne foi dans le cinéma américain. Cinéma classique sans doute, même plutôt « classe », fourmillant de bonnes idées scénaristiques, de rebondissements, de suspense, d’acteurs (secondaires ou non) au top de leur forme. En mêlant une histoire personnelle émouvante à la Mystic River (un enfant disparu, une mère qui tente tout pour le retrouver), Clint Eastwood nous embarque dans un flamboyant portrait de l’Amérique des années 1920, entre corruption de la police et délires psychiatriques dans des hôpitaux aussi inhumains que ceux de Vol au-dessus d’un nid de coucou. Film à procès, film politique et historique, histoire d’amour maternel, thriller, The Exchange est tout cela à la fois : un Eastwood en grande forme, que les spectateurs ne découvriront hélas que l’année prochaine à en croire la date de sortie prévue. Si l’on se laissait aller à la séduction du moment pour le grand cinéma commercial (car Eastwood, auteur confirmé, c’est aussi cela), on attribuerait bien la Palme à ce cinéaste qui ne l’a jamais eu (et la mériterait en tous les cas plus que les Dardenne cette année). Mais avec l’ami Sean Penn dans le jury, et des films un peu plus « audacieux » dans la compét’, il faut bien se résoudre à l’idée que le Festival de Cannes n’est pas seulement là pour récompenser les grands maîtres, mais pour en découvrir d’autres.
Petit détour par Cannes Classics, une section très récente du Festival, qui n’intéresse que très moyennement les journalistes accrédités (qui ont « mieux à faire »), mais permet au moins au quidam sans badge d’avoir facilement des accréditations. Cannes Classics, ce ne sont pas seulement des films qui bénéficient déjà de quatre éditions DVD différentes, mais de vraies raretés : vu ainsi le splendide Guide, de Vijay Anand (seul film indien à Cannes, mis à part le Marché). Après un beau discours de la star principale du film et frère du réalisateur, Dev Anand (sans doute le moment le plus émouvant du Festival pour tout fan de cinéma indien), les lumières s’éteignent et la magie Bollywood, celle des glorieuses années 1950 – 60 opère à nouveau : magnifique histoire d’amour en Technicolor, danses superbes, acteurs glamour à souhait, copie parfaitement restaurée. On ne peut pas jouer les vieux cons (n’étant pas « vieille »), mais bon, c’était tout de même la Belle Époque.
Du rêve, du rêve et encore du rêve : c’est ce que voulait également nous proposer Richard Schickel le lendemain avec son histoire de la Warner, période 1923 – 1947. Pour fêter les 80 ans du studio créé par les illustres frères, le documentariste n’a pas trouvé mieux que de nous resservir le discours du « c’était quand même mieux avant, ma bonne dame ». Le pire, c’est qu’il a raison : en voyant les nombreux extraits des films produits par ce studio hors normes (spécialisé dans les films noirs politiquement avant-gardistes, les frères Warner, d’origine juive, étant plus concernés que les autres par la montée du nazisme), notre cœur se perce d’une délicieuse nostalgie. Très vite taillée en pièces par l’ennui mortel de ce documentaire pompeux et vu 10~000 fois entre commentaires du genre « c’était le meilleur studio qu’Hollywood ait connu » et interventions de personnalités totalement inconnues (le biographe de machin truc, le critique de cinéma du Missouri Reporter…). Même la présence de Clint Eastwood, narrateur du film, à trois rangs de notre fauteuil n’a pas réussi à nous dérider : par sa faute, on est sortis de la séance avec 30 minutes de retard, complètement lobotomisés.
Le Festival n’est pas encore fini, mais d’autres prendront le relais pour parler de la haine presque unanime contre le film de Lucrecia Martel, La Femme sans tête, des huées non méritées qu’a provoquées La Frontière de l’aube, de Philippe Garrel, des incompréhensions face à la sélection du très mauvais film de Wim Wenders, Palermo Shooting, ou du joli succès d’Entre les murs de Laurent Cantet. Face à cette sélection d’un commun accord assez décevante, les paris restent ouverts pour le palmarès de dimanche : le jury saura-t-il nous surprendre ? Sans doute y aura-t-il beaucoup de déception, un peu de satisfaction et un déluge de commentaires aigris. C’est surtout cela Cannes, mais quel que soit le résultat, on aura encore envie d’y retourner.