Le festival de Locarno nous avait habitué lors de ses dernières éditions à une programmation éclectique et toujours riche en découvertes (voir nos comptes-rendus des dernières éditions : 2013, 2012, 2011 et 2010). Le directeur artistique Carlo Chatrian a confirmé l’attachement du festival à proposer une grande amplitude de programmation, allant des premières œuvres de jeunes cinéastes aux films de grands auteurs confirmés, du cinéma de création à du cinéma indépendant plus formaté, de grands classiques à des films destinés à un plus large public. Cependant, le bilan de nos 4 jours passés au bord du lac Majeur cette année est un peu plus maigre qu’à l’accoutumé. On ne dénombre – parmi les films en compétition – qu’un seul coup de cœur (Fidelio – L’Odyssée d’Alice, le très beau premier film de Lucie Borleteau) et un film solide et racé d’un cinéaste qui figure déjà sur les radars cinéphiliques (Eugène Green avec La Sapienza). Il faut cependant signaler que les films les plus alléchants sur le papier ont été projetés en deuxième partie de festival, après notre départ. On peut par exemple citer le nouveau film d’Alex Ross Perry, Listen Up Philip, qui récolte le prix spécial du jury ou le Cavalo Dinheiro de Pedro Costa (prix du meilleur réalisateur). Le Léopard d’or confirme quant à lui la forte appétence des jurys de Locarno pour le cinéma asiatique, les 5h38 de From What Is Before du Philippin Lav Diaz emportant la mise.
Questions de temporalité
La compétition s’est ouverte sur La Princesa de Francia de Matías Piñeiro. Un groupe de jeunes comédiens y évolue autour de Victor, metteur en scène de théâtre aux amours compliqués, qui monte une version radiophonique des Peines d’amour perdues de William Shakespeare. Au-delà de son prologue splendide, l’un des plus beaux vu au cinéma ces dernières années, le film illustre à merveille la question passionnante de la temporalité au cinéma. Il est appréciable pour le spectateur de pouvoir assimiler la signification d’une séquence, le contenu d’une réplique, le sens d’un plan avant de devoir consacrer son attention à la prochaine étape du film. Dans le cas de La Princesa de Francia, le propos est dense, les dialogues rapides, les références à la pièce de Shakespeare abondantes, les personnages nombreux, la mise en scène nerveuse (avec des variations autour de la même scène, des jeux de répétition). Lors d’une projection en salle, le rythme de lecture du film est imposé, le spectateur est tenu au temps réel, il ne peut s’en affranchir, revenir en arrière ou mettre sur pause, consacrer plus de temps à une scène chargée comme le ferait le lecteur d’un roman qui ralentirait la cadence au passage d’un paragraphe plus ardu. La Princesa de Francia ne parvient donc pas à transmettre sa substance, et la richesse supposée du film devient inutile car inaccessible pour la majeure partie de son public. À l’inverse, des films comme Ventos de Agosto de Gabriel Mascaro (présenté en Compétition Internationale) ou Hold Your Breath Like a Lover de Kohei Igarashi (section Cinéastes du présent), posent un problème opposé de temporalité. La plupart de leurs scènes (principalement des longs plans fixes) n’ont plus rien à livrer au bout de quelques secondes, et le spectateur se retrouve dans une position d’attente, sevré par les images inertes qui lui sont offertes. La temporalité d’un film n’est pas nécessairement liée à ce que l’on appelle communément son « rythme », mais davantage à la vitesse de diffusion de son propos par rapport à la capacité d’assimilation du spectateur. Un chef d’œuvre peut très bien être lent et composé essentiellement d’images fixes (En avant, jeunesse !, Uzak, etc…), mais il doit être capable de continuellement distiller de la substance. Un film au montage enlevé devra au contraire veiller à ralentir la densité des signaux qu’il génère afin de ne pas submerger son spectateur.
Au sein de la Compétition de Locarno, La Sapienza d’Eugène Green est un très bon exemple de film à la temporalité optimale. Un architecte reconnu s’embarque dans un voyage d’étude sur les traces de Francesco Borromini, figure de l’architecture baroque de la renaissance, alors que son couple bat de l’aile et qu’il perd le goût de son métier. Les circonstances lui adjoignent un jeune étudiant en architecture pour compagnon. Malgré une ligne directrice ultra-rebattue (un récit d’apprentissage, des caractères opposés qui finissent par se rapprocher), le film séduit par son atmosphère recherchée, son humour insolite et par un inventif travail de fond. Les personnages, figés dans des attitudes inexpressives et dans une diction atone, recouvrent peu à peu une certaine humanité, après s’être enferrés sur des principes plus ou moins rigides. La découverte de l’architecture de Borromini, l’écoute de l’autre ouvrent la voie à la sapience du titre, une forme de sagesse fondée sur la connaissance. Le film d’Eugène Green se dévoile progressivement, les petites idées qui jalonnent chaque séquence s’agrégeant en un tout fécond, dans une temporalité parfaitement maîtrisée.
Jeunes cinéastes
La grande découverte du festival aura donc été la jeune réalisatrice française Lucie Borleteau, dont le premier long-métrage Fidelio – L’Odyssée d’Alice a permis à Ariane Labed de remporter un prix d’interprétation féminine mérité. L’actrice y incarne Alice, jeune et séduisante mécano de la marine marchande, qui passe de longues semaines en mer au sein d’équipages exclusivement masculins. Elle part en mission sur le Fidelio, où elle recroise son premier grand amour, devenu capitaine (Melvil Poupaud, dans une composition inattendue mais très intéressante). Cet épisode sera l’occasion pour elle de faire le point sur sa vie, sexuelle, amoureuse et professionnelle. Si le chemin réalisé par Alice est un peu lourdement illustré par le changement de nom du navire (qui se nommait l’Éclipse – dans une référence probable au film volage d’Antonioni – avant d’être rebaptisé en Fidelio), le regard de Lucie Borleteau est étonnement sagace pour une jeune réalisatrice. Les sentiments d’Alice, leur évolution, sa force de caractère, ses doutes, ainsi que tous les personnages secondaires sont dessinés avec une acuité qui force l’admiration. Le travail en milieu industriel est quant à lui représenté comme peu de cinéastes ont su le faire, en s’affranchissant de tout fantasme et en ne prenant des libertés avec les réalités techniques que pour des raisons purement scénaristiques, sans jamais impacter l’atmosphère dépeinte (soit l’exact opposé de ce qui est fait dans Hold Your Breath Like a Lover, dont les personnages sont des employés d’une usine d’incinération mais qui se comportent toute la journée comme des étudiants sur un campus). À l’opposé de la maturité de Lucie Borteleau, sélectionnée en Compétition Internationale, les premiers et deuxièmes films vus à Locarno cette année nous sont globalement apparus comme manquant d’inspiration. Frère et Sœur de Daniel Touati est un documentaire qui ausculte le quotidien de deux enfants, mais qui, malgré les bons mots des gamins, déçoit par son manque d’ambition cinématographique. Un jeune poète, premier long-métrage du très attendu Damien Manivel, réalisateur multi-primé dans les festivals de court-métrage, capte bien quelque chose de l’ère du temps, mais il ne décolle jamais vraiment et s’enlise par moments dans des directions un peu vaines (la camaraderie entre le « jeune poète » et le jeune du coin, la soirée avec « les vrais gens » au bistrot). Perfidia, de l’Italien Bonifacio Angius et Ventos de Agosto (premier film de fiction du Brésilien Gabriel Mascaro) ne sont rien d’autre que des auto-caricatures d’un cinéma indépendant social et ultra-balisé, dans sa veine dépressive pour le premier et sa tendance « ethno » pour le second.
Pour finir, on notera qu’après quelques années sous le sceau du cinéma américain, le festival a eu un fort accent français cet été. La rétrospective Varda, les hommages à Jean-Pierre Léaud et Juliette Binoche, la bonne qualité de la sélection française en compétition (dont le 3ème représentant, avec Eugène Green et Lucie Borleteau, était Paul Vecchiali avec Nuits blanches sur la jetée, qui a recueilli de bons échos) et l’influence patente de la Nouvelle Vague sur de nombreux autres films ont donné le ton d’une édition qui a pour une fois semblé être plus ouverte sur le passé que sur l’avenir.