Galerie de chef‑d’œuvre
« Si je vous montrais la photo d’un chaton en vous demandant de lui jeter une fléchette dans les yeux, vous ne pourriez pas vous empêcher d’avoir le sentiment que c’est l’animal que vous touchez, et non seulement son image. » Formulée par une conférencière à l’attention d’un public non averti, cette métaphore sur l’effet de croyance qui relie l’image et la chose à laquelle elle réfère ouvre National Gallery de Frederick Wiseman présenté au Festival international de La Rochelle après sa projection à la Quinzaine des réalisateurs en mai dernier.
Le parcours de trois heures qu’effectue le documentariste dans le musée londonien n’est pas une déambulation comme pouvait l’être L’Arche russe de Sokourov (2002) qui embrassait le musée de l’Hermitage en un unique plan séquence. L’objet tableau n’est pas, non plus, le cœur du sujet : le travail des régisseurs, par exemple, qui occupait une large part dans La Ville Louvre de Philibert (1990), n’apparaît ici que sporadiquement. On aurait, aussi, pu attendre Wiseman du côté du portrait de l’Institution : comme il a jadis ausculté l’assurance maladie ou la justice américaine, il aurait pu procéder à une radiographie des enjeux politiques, financiers et culturels de ce lieu de patrimoine. Même si les luttes d’influence ente le département du marketing et celui de la conservation transparaissent par instants, le cœur du sujet se trouve ailleurs. C’est bien le discours sur les œuvres, le langage que suscite leur interprétation qui est au cœur du nouveau film de Wiseman. Comme les repentirs révélés par les rayons X sur un tableau de Rembrandt, les exégèses fonctionnent par strates qui se recouvrent l’une l’autre, voire se contredisent, selon qu’elles proviennent des guides, des conservateurs, des restaurateurs ou des scénographes. Réflexion sur le geste artistique qui s’inscrit dans la lignée de La Danse, le ballet de l’Opéra de Paris (2009), National Gallery dessine un autoportrait de l’artiste, comme le suggère la séquence finale.
National Gallery, Frederick Wiseman
Orienté vers une programmation de patrimoine, le Festival International de La Rochelle, propose une programmation éclectique qui, aux côtés de rétrospectives offrant en quelques films un panorama sur une période, une cinématographie étrangère ou un genre, présente des reprises de films d’aujourd’hui montrés dans d’autres festivals. La Quinzaine des réalisateurs était ainsi représentée par Bande de filles de Céline Sciamma qui ouvraient le festival. La sélection Un certain regard était reprise notamment dans le touchant film de Jaime Rosales, La Belle Jeunesse, sur les errements d’un couple espagnol symbole de toute une génération sans avenir, ou le récompensé White God (Kornél Mundruczo), qui, en s’échinant à nous apprendre qu’il existe une part d’animalité chez l’homme, nous donnait envie de filer revoir des films de Howard Hawks traitant la même idée avec bien plus de subtilité.
Éclectisme pointu
Toujours symptôme de l’intrusion du désir, les animaux, chez Hawks, viennent semer le désordre de la pulsion chez des hommes qui pourtant absorbés par l’accomplissement d’une grande œuvre, qu’elle relève d’un projet scientifique ou entrepreneuriale. Le léopard de L’Impossible Monsieur Bébé, le singe de Chérie je me sens rajeunir comme le troupeau de La Rivière rouge fonctionnent comme des doubles désirant des hommes qu’ils accompagnent. En près de vingt films, cette programmation cherchait à offrir une vision de la continuité des thèmes chers à Hawks, tout en proposant un panorama balayant les genres et les différentes périodes de son œuvre.
Allez coucher ailleurs, Howard Hawks
C’est le même souhait de rendre compte de la diversité d’une cinématographie qui animait les rétrospectives consacrées au cinéma d’animation tchèque, perçu à travers ses grands noms (Jiri Trnka, Karel Zeman, Zdenek Miler) mais également par la relève (Aneta Kýrová, Vlasta Pospíšilová), ou de la belle sélection consacrée à l’âge d’or du cinéma soviétique. Conçue à l’occasion des cinquante ans de la Cinémathèque de Toulouse, par sa déléguée générale Natacha Laurent, cette rétrospective puisait dans les richesses d’une collection soviétique acquise par Raymond Borde, fondateur de l’Institution en 1964. La petite dizaine de films, aussi magnifiquement choisis que présentés au début de chaque séance, traçait un parcours dans la diversité de la production de cette époque entre films de science fiction, films politiques ou d’avant-garde. On a pu ainsi découvrir Le Cuirassé Potemkine (Eisenstein, 1925) dans une copie splendide prêtée par la Cinémathèque de Berlin, restituant la partition commandée par le cinéaste, ainsi que le drapeau rouge vif hissé sur le mât du Cuirassé, et peint au pochoir par le cinéaste lui-même sur chaque copie. Parmi les curiosités, Trois dans un sous-sol d’Abram Room (1927), étonne tant par la modernité de son sujet comme de son traitement : les détails de l’évocation de la vie quotidienne de modestes employés, la naissance du désir chez Lioudmila pour le meilleur ami de son mari qui aboutit à rien de moins qu’un ménage à trois, et le jeu d’acteur époustouflant de Nikolaï Batalov.
Trois dans un sous-sol, Abram Room
Entre la redécouverte des grands classiques, le festival offrait aussi la chance de découvrir Jean-Jacques Andrien, cinéaste belge reconnu mais méconnu qui, à travers ses cinq longs métrages, a construit une œuvre singulière questionnant la notion d’identité en même temps que celle du territoire. Fascinant, Le fils d’Amr est mort ! (1975) suit Pierre Clémenti de Bruxelles au désert tunisien, sur les traces de son complice de vol décédé brutalement. Le récit saute d’un monde à l’autre, jouant de l’opposition de lumière entre l’un et l’autre magnifiquement appuyée par l’image de Yórgos Arvanítis. S’il est bâti sur le même canevas narratif (un homme voyage entre son présent en Australie et le retour vers son passé dans sa famille en Belgique), Australia est, lui, plus engoncé dans son souci de reconstitution historique des années 1950 et dans sa direction de grands acteurs comme Fanny Ardant et Jeremy Irons. La magie de l’évocation documentaire et poétique surgit pourtant lors des belles scènes qui donnent à observer le traitement de la laine dans les usines coopératives.
Le fils d’Amr est mort !, Jean-Jacques Andrien
Un festival de cinéphiles
Nous rendions compte récemment de la dernière édition de Côté court à Pantin, rendez-vous consacré à l’émergence de la création qui affiche sa volonté de se faire le carrefour des rencontres entre professionnels. La Rochelle en est l’exact opposé, festival cinéphile tourné vers le public et concentré sur la redécouverte du cinéma de répertoire. La pyramide des âges de ces deux festivals se trouve tout naturellement inversée elle aussi : « J’ai vu ce film pour la première fois lors de sa sortie », est l’une des phrases qu’on entend le plus dans les couloirs de la Coursive, lieu central du festival. Satisfaire tous les goûts semble bien être le mot d’ordre de la programmation, ce qui n’est en rien péjoratif, tant elle s’attache à un souci de qualité constant.
Plus que dans tout festival compétitif, qui témoigne toujours d’un engagement pour un certain type de cinéma et qui propose toujours une photographie du contemporain depuis un point précis, La Rochelle offre au festivalier un étrange parcours au sein de sa propre cinéphilie. Le cheminement dans une programmation qui fait l’éloge du grand écart permet de sauter, en passant d’une séance à l’autre, d’Inspiration, court métrage dans lequel Karel Zeman anime de figurines de verre, à La Rivière rouge, ample western hawksien qui reconstitue tout un monde d’hommes et de bêtes traversant le désert. Cela ne va pas sans certains effets de frustration de ne pouvoir tout voir : « Dommage, je n’ai pu voir aucun film de l’hommage à Bernadette Lafont » ou « Ah, j’ai encore raté Horizons perdus en copie restaurée ! ». Cela crée aussi un drôle de rapport aux films, qui existent autant par eux même que par les liens improbables qui se tissent entre eux. Comme les rapprochements d’images opérés par Aby Warburg dans ses tableaux Mnemosine, le festivalier échafaude une parenté entre des films qu’a priori rien n’appelait à être apparentés. Après ces quelques jours de marathon de projection, demeure donc des images reliées entre elles par le principe de la ritournelle marabout/bout d’ficelle. Les bras de Nikolaï qui s’étire au réveil, dans le petit lit qu’il partage avec sa femme Lioudmila au début des Trois dans un sous sol ; le claquement de cymbales obsessionnel de la marionnette du Rossignol et l’empereur de Chine ; le thé à la menthe qui passe de la théière au verre et réciproquement dans Le fils d’Amr est mort ! ; le clignement d’œil de Cary Grant, dépité et résigné, dans le dernier plan d’Allez coucher ailleurs, lorsqu’on lui rappelle pour la énième fois les termes de la loi militaire qui a définitivement mis à mal sa masculinité. Les films se mettent à dialoguer entre eux par des effets de pensée qu’ils soient aléatoires, fantasmatiques ou pertinents.
Tout comme Wiseman construit, par le montage de National Gallery, des correspondances entre les toiles de Rubens, Manet ou Watteau, la programmation de La Rochelle fait s’entrechoquer les films au point de créer entre eux de belles rencontres.
Le Rossignol et l’Empereur de Chine, Jiří Trnka