Écrit par un ancien agent de l’administration anti-drogue sur la base, paraît-il, de faits réels, le scénario de Killing Fields ressemble à un exercice sur la bipolarité. Soit deux équipiers flics de buddy-movie, l’autochtone à poigne et l’ « étranger » plus tatillon (venu de New York d’où il tient un mystérieux traumatisme). Soit également deux repères géographiques : la ville de Texas City, et les marécages à la périphérie, surnommés « killing fields » (quelque chose comme « charniers »). Soit enfin deux situations criminelles : une affaire de prostitution de mineures dans Texas City, et le mystère des cadavres qu’on retrouve régulièrement depuis quarante ans dans les « killing fields » — on en est à une soixantaine — et dont les derniers en date furent sans doute victimes du même meurtrier.
La bonne idée du film est de fausser quelque peu ces symétries mécaniques, en faisant de ces marécages son vrai pôle d’attraction, sa source de tension, porteuse d’une légende noire, exhalant la peur collective autant que la mort. La juridiction des deux policiers n’atteint pas ces lieux putrides, d’où d’âpres discussions quand l’un d’eux, le tatillon, décide d’aller taquiner le tueur en série ; cependant, il s’avère que si son collègue s’y oppose aussi fermement, préférant se concentrer sur l’affaire en milieu urbain, c’est moins pour des questions de droit qu’en raison de son rapport personnel à ce lieu de désolation, de la peur que celui-ci lui inspire. On sent poindre une certaine complexité bienvenue au contact des marécages. Cependant, le film la dissipe en tentant bêtement de se recentrer sur des certitudes narratives, opérant par une mécanique convenue autour de ces axes de symétrie. Comme le veut le lieu commun du genre, le flic tatillon perdra pied au fil de son enquête clandestine ; son partenaire bourrin, mais rendu prudent par sa propre expérience de la légende, tentera de lui maintenir la tête hors de l’eau et le rejoindra inexorablement dans sa quête, au milieu des « killing fields » ; et l’ex-femme de ce dernier, policière elle aussi (Jessica Chastain, beaucoup distribuée en France cette année et assez pénible ici), viendra fort opportunément s’interposer entre les deux.
Ambiance sans matière
Ami Canaan Mann, dont c’est le deuxième long métrage, est malheureusement moins encline à travailler le sujet qui lui tend les bras — l’aura délétère d’un lieu hors de toute loi humaine — qu’à peaufiner un polar carré, limité aux tensions et aux troubles escomptés par le genre et — espère-t-elle — amplifiés par une esthétique d’atmosphère visuelle, sonore (musique de Dickon Hinchliffe des Tindersticks, en congé de chez Claire Denis) et verbale (avec dialogues se cherchant péniblement un aplomb). Elle n’a pas dû chercher bien loin des références dans ce domaine : elle fut réalisatrice de seconde équipe sur Heat de son père Michael Mann, rodé dans l’exercice au point de susciter une large fascination, et qui justement produit Killing Fields. Mais, moins roublarde sans doute, ses tentatives à elle d’injecter un peu d’abstraction dans son récit des plus formatés et prévisibles tournent immanquablement à vide, ne faisant qu’exposer leur nature de gadget sans réelle finalité. Une caméra planant au ras d’une scène de crime (juste pour le début, on ne la reverra plus après) ne suggère que la virtuosité du cadreur au lieu de la présence maléfique escomptée, des marécages plongés dans la nuit par des filtres bleutés qu’on croirait extraits d’une ville filmée par Mann père ressemblent plus à un fond d’écran qu’à un vrai décor.
Mais le vrai problème est qu’au-delà de ce tapissage esthétique hasardeux, Ami Mann ne s’investit dans presque rien. Réfugiée derrière un professionnalisme sec, elle ne touche que d’un bout de doigt trop précautionneux la crudité de son enquête policière (qu’il s’agisse des crimes, des agissements des criminels ou de la procédure du tandem de flics), échoue à faire de ses personnages secondaires (telle que l’adolescente tourmentée campée par Chloë Moretz) autre chose que des éléments complétant le tableau du polar crapoteux qui se respecte, délaisse la tension de ses scènes jusqu’à leur faire tutoyer le ridicule (voir cet ultime échange entre truands dans une voiture, moment de solennité en toc). Au bout du compte, travaillé voire enluminé sans plus d’investissement, le tissu de clichés désincarnés auquel Killing Fields se résume n’a aucune chance de dépasser sa triste condition.