On l’a mentionné plusieurs fois en rendant compte de la 69e Mostra, le cinéma documentaire s’est trouvé marginalisé dans les deux principales compétitions (en officielle, ce qui pour le moins habituel, et surtout à Orizzonti, ce qui l’est moins et qui coïncide avec l’arrivée de la nouvelle direction artistique). Petite revanche et belle ironie, Three Sisters est habité par le cinéma comme aucun des autres films vus dans ces deux compétitions globalement fort décevantes. Wang Bing a fort logiquement remporté le Grand Prix Orizzonti, c’était vraiment la moindre des choses.
Les premiers plans évoqueront d’autres films de Wang Bing : des espaces confinés et sombres, dans lesquels il n’hésite pas à se plonger : salles de repos des travailleurs dans À l’ouest des rails (2003), dortoirs-mouroirs dans Le Fossé (2010), brumes de sable et nuits à couper au couteau dans L’Argent du charbon (2009), cavités dans Un homme sans nom (2010). Si l’on ajoute les fantômes (nocturnes) de Brutality Factory (2007, segment du film collectif L’État du monde), il n’est pas saugrenu de faire du Chinois un cinéaste « dark » travaillé par une sorte de dimension fantastique – pas seulement dans ses deux fictions (Le Fossé et Brutality Factory). Aussi, par la violence et la rapidité de son mouvement, la Chine actuelle produit des conditions et des situations ayant clairement à voir avec une science-fiction du réel. En dehors des films de Wang Bing, on peut penser aux « décors » dans Still Life (2006) de Jia Zhang-ke ; fournis par la réalité (les travaux liés au gigantesque barrage des Trois Gorges), le cinéaste en faisait décoller une sorte de navette spatiale, sans que l’on s’en étonne plus que ça.
Dans Three Sisters, on découvre les trois personnages du titre (qui nous aide bien pour les deux plus jeunes à l’apparence bien peu féminine). Leurs prénoms s’inscrivent successivement à l’écran : Yingying, Zhenzhen et Fenfen habitent un invraisemblable gourbi qui ferait passer les taudis des villes industrielles du XIXe siècle pour des logements tout confort : une humidité et un air vicié palpables, des murs visqueux et décrépis, une terre battue en guise de sol, un maigre feu comme centre du foyer. La pièce principale, avec une chambre attenante, est occupée par ces trois fillettes de dix, six et quatre ans ; pas le moindre parent aux alentours, si ce n’est une tante passant de temps à autre. Le père ne sera que de passage, pour des séquences particulièrement poignantes. Three Sisters se déroule dans le Yunnan, province située sur les contreforts méridionaux de l’Himalaya ; il est facile de deviner que les adultes ont quitté cette terre miséreuse pour travailler dans quelque province littorale industrieuse, espace qui forme un complet hors-champ.
Une autre matrice du cinéma de Wang Bing émerge, extension de son attirance pour l’obscurité : l’idée de damnation. On la distingue chez les prisonniers du laogai du Fossé, le protagoniste de L’Homme sans nom, les revenants de Brutality Factory, les ouvriers à la santé brisée d’À l’ouest des rails. Wang Bing n’hésite jamais lorsqu’il s’agit de franchir un ou plusieurs cercles des enfers. Le cinéaste ne laisse ici aucune place à la tendre utopie des enfants entre eux, rendus à une innocente liberté en dehors de l’ordre violent des adultes. Il s’agit plutôt d’une enfance sans l’enfance. Le plus frappant se dessine dans la violence faite aux corps, combien ceux-ci sont maltraités, déformés, déjà conditionnés mentalement et physiquement par la rudesse des conditions et les tâches quotidiennes – particulièrement la lourdeur des charges. Wang Bing, qui en a pourtant vu d’autres, explique : « Quand j’ai découvert la famille il y a quatre ans, j’ai été ému par les incroyables conditions dans lesquelles ces enfants grandissaient. C’est pourquoi j’ai voulu témoigner de cette réalité de la paysannerie miséreuse dans la Chine contemporaine. » Si le cinéaste s’aventure aux limites de l’humain, il le fait avec une qualité de regard où le sensationnalisme n’a pas sa place ; contrepoint de la damnation, ses seuls objets constituent la dignité et son maintien.
Au fil de son œuvre, on perçoit que le cinéaste suit une sorte de « programme » (au sens noble) – conscient ou non – élaborant une fresque en diptyque de la Chine. L’un des deux panneaux serait « mémoriel » : Madame Fenming et Le Fossé – ce dernier est un film « documenté », sa matière fictionnelle se basant sur la collecte de témoignages de prisonniers du système concentrationnaire de la Chine communiste. Le second panneau du diptyque représente une peinture du présent ; aux côtés de L’Argent du charbon ou À l’ouest des rails, Three Sisters entre indéniablement dans cette veine. Un présent où la question de l’histoire ne se pose que de façon très souterraine. Tout comme celle du politique et des institutions – on ne verra qu’un chef du village omnipotent lors d’une scène de fête tout à fait saisissante. C’est aussi un présent qui n’en est pas vraiment un tant il règne une atmosphère atemporelle, même si quelques signes contemporains entreront dans le film, ainsi que des effets rapportés de la ville.
Le filmage de Wang Bing émeut par son humilité et saisit par sa puissance cinématographique – d’autant plus forte qu’elle n’est jamais coup de force, mais toujours adaptation et invention. Three Sisters déborde de cinéma par la qualité de ses cadrages et recadrages dans une mise en scène tantôt posée, tantôt vive et énergique ; par l’élan de ce corps-caméra parfois lancé dans le mouvement jusqu’à en perdre le souffle (lorsqu’il gravit une pente pour rejoindre le bus). Wang Bing sidère ici autant que dans À l’ouest des rails par sa capacité à faire corps avec ce(ux) qu’il filme. L’ampleur de Three Sisters découle aussi de sa dramaturgie spatiale et du passage entre trois échelles : l’intérieur de la maison, la cour de la ferme et ses environs, puis enfin l’ouverture à l’immensité de paysages montagneux véritablement empreints d’une dimension dramatique – le souffle du vent dans le micro dotant l’ensemble d’une force d’autant plus épique. Des espaces périphériques s’invitent dans le film (une école faisant penser à une cour des miracles, la fête déjà mentionnée chez un oncle), mais Three Sisters est avant tout basé sur la circulation entre ces trois entités spatiales. La première et la seconde semblent découler d’une tradition picturale des scènes de genres paysannes ; clair-obscur dans les intérieurs, travaux quotidiens et déambulations avec les animaux – le film est aussi très drôle à cet égard, citons par exemple ce mouton extrêmement agressif pourchassant un chien. La troisième – l’espace ouvert et immense – rapproche Three Sisters du survival ; Wang Bing captant ce que l’on peut considérer comme la lutte élémentaire entre des humains et leur environnement.