Avec Heimat – Chronique d’un rêve et Heimat – L’Exode, Edgar Reitz ajoute une pièce à son grand œuvre, les trois séries Heimat (1984, 1992, 2004), qui totalisaient déjà trente épisodes et plus de cinquante heures de film. Heimat 1, 2 et 3 faisaient traverser le vingtième siècle à la famille Simon du village de Schabbach, dans le Hunsrück rhénan. Chronique d’un rêve et L’Exode remontent aux années 1840 et offrent aux séries un antépisode assez somptueux, quoique inégalement convaincant.
Esprit du temps
Dans les années 1840, un important mouvement d’émigration touche le Hunsrück, petit territoire aux marges d’une Prusse Rhénane encore largement féodale. Mais ce n’est pas vers les villes, ni vers les États-Unis que l’on a la tentation de partir : c’est vers le Brésil. Les hivers glaciaux, les maladies, les mauvaises récoltes, le manque de travail, et la politique d’immigration et de colonisation décidée par l’empereur Dom Pedro, qui envoie des recruteurs dans ces régions agricoles reculées, décident de nombreux paysans à entreprendre le voyage. C’est la toile de fond des deux films, qui nous rappelle que l’Allemagne fut une terre d’émigration.
Les raisons de l’émigration ne sont pas seulement socio-économiques. Il y a aussi une curiosité anthropologique, des discours, des fantasmes, stimulés par le romantisme, les récits de voyage et, particulièrement en Allemagne, l’étude des langues et des visions du monde qui vont avec. Edgar Reitz a voulu montrer, au travers du personnage de Jakob Simon, la pénétration de ces représentations et de cet imaginaire jusque dans les campagnes. Jakob est le rejeton campagnard d’une Allemagne qui se nourrit de Goethe et des frères Humboldt. Il est maladroit aux champs mais lit le français et l’espagnol, et apprend les langues indiennes entre deux courses dans les bois, en ami de la nature et des livres.
Les affects et leur neutralisation
Le personnage est beau sur le papier mais un peu fatigant à l’écran, par ses exaltations et l’interprétation trop souvent forcée de Jan Dieter Schneider. Censé être entier et sincère, il se retrouve parfois comme entouré d’une aura d’artifice qui s’étend aux personnages environnants. Ainsi de la descente en radeau sur le Rhin, avec les Républicains, qui pouvait constituer un moment fort mais se trouve discréditée par l’idéalisme improbable de Jakob : la culture est belle mais lorsque la troupe menace de tirer, on trouve le temps de fermer son livre. Plus sombre et mélancolique, L’Exode neutralise certains de ces excès et tous semblent s’y trouver mieux.
La mise en scène souffre un peu de la tendance à souligner ce qui doit être compris, à ajouter de petits panneaux à des situations qui parlent d’elles-mêmes. Il n’y a pas besoin d’ostensibles assiettes vides pour signifier la faim ou de s’effondrer au terme d’une longue marche pour indiquer l’épuisement. Un pathétique un peu expressionniste vient donc parfois charger inutilement le plan.
Cela est étonnant dans la mesure où Reitz paraît précisément prendre garde à une expression trop nette des affects. Il y a d’abord les incrustations de couleurs dans l’image en noir et blanc, qui fonctionnent comme un déplacement de l’émotion : elle se manifeste à la surface des choses plutôt que sur le visage. Si le procédé n’est pas une simple coquetterie, il apparaît toutefois un peu arbitraire. Mais il y a surtout l’effort, mené avec une belle rigueur, de ne pas faire des émotions les moteurs de l’action. Ce n’est pas celui qui en rêve le plus qui ira au Brésil. Ce que l’on pensait être insupportable (un amour trompé) est accepté comme un fait – ou du moins la douleur n’est-elle pas montrée, ou plus tard, et sans servir directement à la progression dramatique. Dans l’austère campagne allemande on n’a pas le temps de prendre ses sentiments trop au sérieux.
Dé-dramatisation
Refusant la dramatisation sentimentale et les explications dernières, la narration procède par discontinuités. On saute par ellipses les résolutions attendues, on laisse les conflits en suspens, on accepte les effets sans connaître les causes. On peut voir là l’héritage de la progression par épisode : il faut que chaque partie suive l’autre et soi pourtant autonome. Mais c’est aussi une volonté de laisser être, de ne pas emprisonner le vivant dans les rets du drame, de faire parler le plan plutôt que la séquence, et la séquence plutôt que le tout – d’observer avant de raconter. De là l’intérêt authentique pour le réel des matières, des gestes, des métiers, tout un souci pour l’histoire, irréductible à un goût antiquaire.
Lorsqu’il s’agit de faire pénétrer la grande histoire dans la petite, Edgar Reitz est moins à son aise. Cette difficile équation qui élève le roman à la fresque, et donnait son souffle, par exemple, aux Mystères de Lisbonne, ne trouve pas ici sa solution. Et c’est de manière un peu forcée qu’apparaissent l’aspiration à la République et le souvenir des conquêtes de Napoléon. Quelques images puissantes, déclinées et répétées comme des motifs, resteront quoi qu’il en soit en mémoire : les convois qui traversent l’écran – attelages d’émigrants ou cortèges mortuaires accompagnant les enfants au cimetière.