Du 16 mai au 5 juin 2007, les Cinémas Action nous proposent une rétrospective très variée d’un certain nombre de films dans lesquels les femmes tiennent un rôle déterminant. L’objectif de cette manifestation ? Prouver que le cinéma hollywoodien des années 1940 et 1950 n’était pas la machine à clichés que l’on croyait et offrait souvent aux actrices de l’époque une gamme de rôles assez passionnants. Retour sur quelques uns de ces films qui ont définitivement marqué l’histoire du cinéma.
Les mauvaises langues les moins averties diront du cinéma hollywoodien des années 1940 et 1950 qu’il n’était qu’une machine bien huilée à produire des films académiques et bien-pensants, soumis aux contraintes du Code Hays. On a souvent dit également que les femmes n’y étaient que des faire-valoir inconsistants, notamment dans les films noirs et de gangsters. Mais c’était sans compter sur le nombre impressionnant d’actrices au caractère bien trempé qui peuplaient le tout-Hollywood et qui ne se seraient certainement pas contentées d’un rôle de potiche dans le bord droit du cadre : de Bette Davis à Lauren Bacall en passant par Katharine Hepburn, Joan Crawford, Lana Turner, Gene Tierney ou encore Marilyn Monroe, elles ont toutes activement participé à l’édification du mythe d’Hollywood en endossant des personnages inattendus et complexes, capables parfois de choquer l’opinion publique. Si, en dehors d’Ida Lupino, il n’existait aucune réalisatrice de cinéma dans le circuit hollywoodien, les films que nous proposent de redécouvrir aujourd’hui les Cinémas Action ont la particularité d’être systématiquement la projection de désirs masculins et peuvent aisément se classer en quatre grandes catégories.
La femme fatale
Il s’agit là d’une des figures les plus classiques du cinéma hollywoodien de cette époque. Il en aurait été difficile de proposer une rétrospective complète tant elle a parcouru l’œuvre de nombreux cinéastes, mais la programmation offre ici la possibilité d’en voir plusieurs aspects. La femme fatale, à Hollywood, revêt toujours quelque chose de tragique car le désir qu’elle suscite aboutit le plus souvent à la mort d’un des personnages, le plus souvent l’homme qui a l’inconscience de vouloir la séduire. L’une des figures les plus emblématiques de la femme fatale est probablement le personnage incarné par Lana Turner dans Le facteur sonne toujours deux fois (1946). Dans ce film réalisé par Tay Garnett et adapté d’un roman qui connaîtra plusieurs adaptations, elle conduit son amant (John Garfield) à tuer son époux. Si certains esprits chagrins y voient la manifestation d’un puritanisme où la pulsion sexuelle non maîtrisée conduit à l’irréparable, le réalisateur met surtout en scène un érotisme décomplexé autour d’un personnage féminin ambivalent, à la fois voluptueux et soumis à son mari. Dans Niagara, qu’Henry Hathaway réalisera quelques années plus tard (1954), c’est Marilyn Monroe qui sera l’objet d’une érotisation à outrance. Certains critiques de l’époque n’hésitent d’ailleurs pas à parler d’obscénité pour ce qui reste le premier grand rôle dramatique de l’actrice. La femme, aux formes généreuses, est le négatif de sa voisine de bungalow, une trentenaire en voyage de noces duquel le désir sexuel est visiblement exclu. Si le personnage qu’incarne Marilyn Monroe use de son pouvoir de séduction pour faire éliminer un mari gênant comme dans le film précédemment cité, il est ici bien plus vulnérable, plus fragile psychologiquement car totalement isolé, comme dans cette fameuse scène où elle apparaît seule au milieu d’une fête pour passer sa chanson préférée. Cette solitude est d’autant plus le signe d’une menace lorsqu’en contrepoint, les chutes du Niagara exercent cette fascination mais aussi cette angoisse terrible, à l’image du désir sexuel que la jeune femme suscite. Mais le machiavélisme de la femme atteint son paroxysme dans Péché mortel de John M. Stahl (1945). Dans ce film, la très belle Gene Tierney éprouve une jalousie terrible envers son mari et élimine progressivement tout ce qui peut l’éloigner de lui. Du frère tétraplégique qu’elle laisse se noyer au beau milieu d’un lac à l’avortement qu’elle provoque sciemment en se jetant dans les escaliers, la jeune femme ne recule devant aucun défi pour s’accaparer toute l’attention de son époux. Ici, la femme au visage d’ange, reste le personnage principal du film, mais il a la particularité de priver le spectateur de toute compassion envers celui-ci. Pourtant séduisant sur le plan formel (beauté de l’actrice, technicolor flamboyant, élégance de la mise en scène), le film prend le pari de la fascination morbide et horrifique au point de se demander comment ce chef d’œuvre a pu passer les différentes commissions de censure pour connaître une exploitation normale jusqu’à être nommé dans plusieurs catégories aux Oscars.
À la fin des années 1950, la figure de la femme fatale connaît un tournant. Probablement influencés par le succès des personnages candides portés par Marilyn Monroe (Chérie, je me sens rajeunir, Sept ans de réflexion, Certains l’aiment chaud) et encouragés par l’arrivée de nouvelles actrices en rupture avec le film noir classique. Ces œuvres continuent de proposer une représentation très sensuelle et sexuée mais ne l’associent plus au danger, au crime et à la mort. C’est notamment le cas de La Blonde ou la rousse de George Sidney qui voit se confronter deux stars, l’une vieillissante (Rita Hayworth) et l’autre au début de sa gloire (Kim Novak), sur le mode comique. En 1964, c’est au tour de Billy Wilder de faire appel à Kim Novak pour lui offrir le rôle d’une prostituée au grand cœur dans Embrasse-moi idiot. Si le film a posé quelques problèmes lors de sa présentation au comité de censure qui s’était pourtant assoupli depuis quelques années, c’est bien parce que Wilder donne une représentation positive d’un personnage immédiatement associé au plaisir sexuel. Ici, la femme fatale est simplement dangereuse parce qu’elle bouscule les conventions.
Une figure de pureté ?
Paradoxalement, dans ces années-là, la femme pouvait aussi endosser bon nombre de rôles où il n’était apparemment nullement question d’un pouvoir de séduction sur les hommes. Dans Lettre d’une inconnue, la nouvelle de Stefan Zweig que Max Ophuls adapte en 1948, l’héroïne, interprétée par la fragile Joan Fontaine, a aimé un seul et même homme toute sa vie, un homme dont elle a croisé le chemin maintes fois et qui ne l’a jamais reconnue. De cette base tragique, Max Ophuls a tissé un film d’un romantisme désespéré où l’entêtement du personnage féminin devient le seul moteur du scénario. Parce qu’elle a refusé de renoncer à son idéal, cette jeune femme doit souffrir de l’égoïsme des hommes jusqu’à son dernier souffle. On retrouve presque le même enjeu dans Les Désaxés de John Huston (1961) où Marilyn Monroe, pour son plus beau rôle, affronte avec courage la négligence, voire la violence, des nombreux hommes qui l’entourent. Dans l’une des scènes les plus fameuses du film, elle sabote leur travail en exigeant la libération des chevaux sauvages qu’ils ont capturés. En plan large, vulnérable, écrasée par le cadre, l’actrice crie son désespoir devant cette situation qu’elle juge inhumaine. Dans La Garçonnière de Billy Wilder (1960), la pureté ne se situe pas dans l’acte physique mais au niveau des sentiments. Shirley MacLaine y est une employée de bureau sur laquelle les hommes projettent de nombreux fantasmes. Si l’un d’entre eux découvre qu’il prête sa chambre à son patron pour qu’il puisse avoir des relations sexuelles avec elle, la caméra de Billy Wilder s’aventure progressivement dans l’intimité de cette jeune femme qui a des relations qui ne lui ressemblent pas et qui a préservé, intact, son rêve d’amour. Même Alfred Hitchcock s’intéresse à la figure de la pureté, notamment dans L’Ombre d’un doute, l’un de ses plus beaux films – et pourtant parmi les moins connus – où une jeune femme découvre que l’oncle qu’elle admire sans réserve se révèle être un impitoyable tueur en série. Le scénario se nourrit donc de cette confrontation (d’autant plus savoureuse que l’oncle et la nièce porte le même prénom) entre le machiavélisme et la pureté (qui offre forcément sa confiance), comme l’exploite également Fritz Lang dans Le Secret derrière la porte (1948) également au programme de cette rétrospective. Mais ici, si la jeune Charlie est ainsi menacée par les agissements de son oncle, c’est aussi parce qu’elle nourrissait pour lui un amour presque incestueux (la différence d’âge n’est pas remarquable) duquel elle n’a jamais cherché à se protéger. Il lui faudra donc rencontrer un autre homme (en l’occurrence un policier, donc un représentant de la loi, enquêtant sur son oncle) pour s’affranchir de cette situation compromettante et perdre cette apparente pureté à laquelle Alfred Hitchcock donne finalement un sens bien plus ambigu.
Femmes de pouvoir
Dès le cinéma des années 1930, la femme peut également apparaître comme un personnage de pouvoir. L’une de ses plus dignes représentantes est l’inévitable Katharine Hepburn, féministe engagée qui manifestait dès son plus jeune âge pour le droit de vote des femmes. Dans la majeure partie de ses films, que ce soit dans les comédies signées George Cukor ou Howard Hawks, elle incarne une femme de tête, à la limite du supportable, qui n’entend pas une seule seconde laisser son partenaire masculin empiéter sur son territoire, même si la guerre des sexes se terminent le plus souvent par un ex-aequo. Si les choix de films étaient nombreux (Indiscrétions, L’Impossible Monsieur Bébé), la rétrospective a fait le choix de deux films emblématiques, Madame porte la culotte de George Cukor et African Queen de John Huston. La traduction française du premier film, qui traduit bien plus la guerre des sexes que le titre original Adam’s Rib, joue en plus du fait que Katharine Hepburn est à la ville comme à l’écran la partenaire de Spencer Tracy à qui elle impose son refus de se soumettre. Chez Huston, face à Humphrey Bogart, elle est une femme vieillissante et courageuse, capable d’imposer son franc-parler et ses idées sur un territoire particulièrement hostile, une région reculée d’Afrique. Mais l’une des figures de pouvoir les plus marquantes de cette période est probablement Le Roman de Mildred Pierce de Michael Curtiz (1945). La dominance de la femme ne s’exerce plus par l’esprit (comme avec Hepburn) mais par l’indépendance matérielle et la puissance financière. Dans ce film qui inspirera en partie Volver de Pedro Almodovar, Joan Crawford incarne une femme au foyer fraîchement divorcée qui, pour satisfaire les caprices de sa fille, travaille d’arrache-pied au point de finir par bâtir un empire dans la restauration. Cette exaltation des valeurs américaines de la réussite individuelle se double d’une ascension sociale exceptionnelle pour une femme au départ financièrement dépendante de son mari. Mais ce qui passionne véritablement dans ce film qui a valu l’Oscar à Joan Crawford, c’est la relation entre la mère qu’elle interprète et sa fille, jeune arriviste qui ne vit que pour le confort matériel au point de n’attendre rien d’autre de sa famille.
Femmes entre elles
Mais une rétrospective sur les films de femmes les plus marquant aurait été incomplète sans la présentation de deux chefs d’œuvre incontournables : Femmes de George Cukor (1939) et Eve de Joseph Leo Mankiewicz (1950). Dans le premier, le réalisateur qui sera quelques mois plus tard congédié d’Autant en emporte le vent ne s’est entourée que d’actrices, très connues pour la plupart, de Norma Shearer à Joan Crawford en passant par Joan Fontaine et Paulette Goddard. Il y dresse le portrait de la femme moderne d’avant-guerre, mais cette peinture se fait sans la moindre concession : les femmes n’y parlent que d’hommes alors qu’ils n’apparaissent jamais à l’écran, vivent de rivalités qui tournent parfois à l’affrontement physique, et font preuve d’une superficialité qui a longtemps valu au film d’être considéré comme misogyne. Si Cukor ne fait effectivement pas preuve de grande tendresse envers ses personnages, c’est pour mieux rendre compte par ailleurs des difficultés que rencontrent les femmes pour exister, tant leur quotidien est écrasé par la présence et la domination des hommes qui, même hors champ, restent omniprésents. Le réalisateur n’a pas la condescendance hypocrite de certains réalisateurs qui érigent la femme en objet intouchable et idéalisé mais en objet avant tout. Ici, les actrices ne sont plus des divas intouchables mais de simples femmes lâchées dans une basse-cour où tous les coups, même les plus violents, sont permis. On retrouve le même désir de démystifier une certaine représentation de la femme dans le superbe Eve. Plus encore que dans Femmes, le film de Mankiewicz confronte deux femmes, la première, une actrice renommée (Bette Davis) qui voit sa carrière décliner et la seconde, une jeune arriviste (Anne Baxter), prête à tout pour arriver au sommet de la gloire. Sombre et amoral, Eve est le portrait de deux femmes que la soif de reconnaissance rapproche fatalement. Il offre surtout à Bette Davis l’un des ses plus beaux rôles, celui d’une femme qui doit d’un coup tout remettre en question et finalement accepter l’érosion de son image publique pour continuer à exister. Cruelle, cette œuvre est probablement la quintessence d’un savoir-faire strictement hollywoodien de cette époque : comment dépasser l’image pour atteindre l’humain. C’est là tout l’enjeu de cette admirable rétrospective.