L’Afrique, les Afriques, toutes les Afriques, enfin à la Cinémathèque ! Beau cadeau de début d’année que cette très complète rétrospective, justement intitulé Africamania, alors que les films en provenance du continent noir se font de plus en plus rares dans les salles obscures. Une programmation quasi exhaustive, et des avant premières en sus. L’événement qui manquait pour rendre justice aux cinématographies d’un continent trop oublié. Et qui offre une vraie réflexion sur ces films, dans le but de ne plus parler de « cinéma africain », mais de cinéma, tout court.
Pionniers et militantisme
Sembène Ousmane (décédé en juin 2007, deux ans après nous avoir livré le très beau Moolaadé), Djibril Diop Mambéty, Cheick Oumar Sissoko : tous ces cinéastes majeurs sont bien représentés à la cinémathèque. Il faut suivre leur sillage, voir et revoir Le Mandat, Hyènes, Yeelen, pour comprendre d’où les réalisateurs africains d’aujourd’hui puisent leurs sources, s’enrichissent, réinterprètent des thèmes fondateurs : la corruption, la remise en cause des traditions, l’irruption de la modernité, les rapports Nord/Sud… Des thèmes qui reviennent inlassablement dans les cinématographies africaines, dont l’histoire est indissociable de l’histoire de l’Afrique elle-même.
Pionnier entre tous, le Sénégalais Sembène Ousmane, qui signa l’acte de naissance du cinéma africain : Borrom Sarret (1963), suivi trois ans après de La Noire de…, souvent présentés ensemble dans les festivals. Avant ces films, Paulin Soumanou Vieyra est considéré comme le premier Africain à livrer un long métrage, Afrique sur Seine (1957), mais entièrement tourné…à Paris ! Les autorités coloniales de l’époque lui avaient refusé l’autorisation de tourner en Afrique. Ironie de l’histoire, le premier film avec des Africains derrière la caméra pâtit donc de ces contingences coloniales. Assez logiquement, les premiers films réalisés par un Africain en Afrique s’emparent des rapports colonisés / colonisateurs, en mettant en scène un pauvre charretier de Dakar face aux élites occidentalisées (Borrom Sarret), et une jeune Noire bonne à tout faire chez un couple de Blancs de Dakar qui l’emmène en France (La Noire de…) Des œuvres à la fois sobres et justes, économes de dialogue et loin de la démonstration, frappées du sceau de la tragédie. Le « cinéma africain » était né, en même temps qu’une polémique emblématique de cette naissance, qui opposa Sembène Ousmane à Jean Rouch, en 1965 : le cinéaste reprochait à l’ethnologue (auteur d’une prolifique œuvre filmée sur l’Afrique, notamment Les Maîtres fous en 1954 et Moi, un Noir en 1958) de filmer les Africains « comme des insectes ».
Ces années 1960 et 70 correspondent au temps de la décolonisation, à l’espoir qui va avec. S’inscrivant dans l’Histoire, les cinéastes deviennent les « artistes du politique », en même temps qu’ils revendiquent la filiation littéraire d’un Senghor, d’un Césaire, d’un Damas, chantres de la « négritude », de la fierté noire et de la re-conquête des indépendances. Reconquête qui s’accompagne d’une reconquête du regard : il s’agit de prendre la caméra comme on empoigne sa liberté, comme on crie son nom, comme on martèle son droit à l’existence, à l’autodétermination de son peuple. C’est un cinéma militant, qui emprunte parfois au documentaire (Le Mandat, Sembène Ousmane, 1968 ; Den Muso, Souleymane Cissé, 1975…).
Dans le sillage de La Noire de…, on ne compte plus les réalisations s’emparant, avec plus ou moins de bonheur, de la colonisation ou de la post-colonisation. L’Afrance (2001), du Sénégalais Alain Gomis, est sans doute le plus beau film contemporain traitant de ces rapports. Un film d’une très belle facture technique, à la mise en scène toute concentrée autour de son personnage principal, El Hadj, Africain étudiant à Paris, plongé dans les tourments de l’exil et de l’indifférence. En quarante ans, le cinéma africain a évolué, touchant à des formes nouvelles et abordant les thèmes les plus divers, mais est toujours resté marqué par le sceau du politique.
Une marque de fabrique qui se traduit aussi par la volonté d’offrir à la fois un lieu d’échange et de travail pour les cinéastes (à travers la Fepaci, la fédération panafricaine des cinéastes, créée en 1970), et une plate-forme plus large pour le public : le Burkina Faso innove en 1969 avec la création du Fespaco (Festival panafricain de cinéma de Ouagadougou), un « Cannes » africain, aujourd’hui de plus en plus fréquenté.
Contes des mythes fondateurs
Si le temps des indépendances ouvre le temps de l’espoir, il engage par la suite les cinéastes africains sur la voie des désillusions qui s’ensuivirent (les héros de la décolonisation étant souvent devenus les nouveaux dictateurs des jeunes États africains). Les cinéastes, tout en restant militants, explorent d’autres formes. Notamment, celle de la tradition de l’oralité, portée par le conte. La lutte pour la quête de soi et l’affirmation de la place de l’Afrique dans le monde se poursuit, mais un glissement (qui va de pair avec les désenchantements) s’opère dans le point de vue : le monde n’est plus le centre de gravité frontal, même s’il reste la ligne de mire des cinéastes qui se focalisent sur des histoires individuelles.
L’œuvre d’un maître comme le Burkinabé Idrissa Ouédraogo, décrypteur des relations intergénérationnelles et des préjugés (Yaaba, 1989), de l’injustice de certaines pratiques ancestrales, (Tilaï, 1990, prix du jury à Cannes) de l’amitié et de ses ressorts (Kini et Adams, 1997), est emblématique de ce mouvement. Ces films sont à la fois des histoires de personnages et des inscriptions dans l’histoire d’un pays, voire d’un continent. L’œuvre de Ouédraogo (qui se consacre aujourd’hui à la production et aux possibilités suscitées par le numérique) se réapproprie un espace essentiel dans le cinéma africain : le village. Ce village n’est pas unilatéralement le lieu d’un retour aux origines, mais bien souvent un pendant de la ville, dont les injustices (corruption, misère, maladie, inégalités…) font écho à celles, ancestrales, du village (inceste, mutilations, polygamie…).
La confrontation de ces deux lieux, l’opposition ville / campagne, imprègnent la pellicule des cinéastes (comme on le voit aujourd’hui chez de nombreux réalisateurs chinois, comme Jia Zhang-ke), non pas pour en rester au stade de l’opposition brutale mais bien pour filmer les sociétés africaines dans leurs différents espaces-temps. La réappropriation de cette globalité s’opère sur le mode romanesque, en s’emparant de l’échelle du conte et du mythe.
C’est ce mode romanesque, tout en restant dénonciateur, qui permet aux cinéastes d’ouvrir leurs œuvres à l’international. Cette propension à « raconter des histoires », tout en explorant les lumières, les couleurs, presque inédites au cinéma, de l’Afrique, porte certains films sur les fonts baptismaux de « l’ailleurs ». En 1987, le festival de Cannes décerne à Yeelen (La Lumière) du Malien Souleymane Cissé, son prix du jury. Le parcours initiatique d’un jeune homme pour récupérer des pouvoirs magiques héréditaires, porté par toute une palette de magnifiques lumières. Le film totalisera 340 000 entrées en France.
Si les cinéastes manient de plus en plus le romanesque entremêlé au politique, l’humour n’est jamais loin. En témoigne notamment l’œuvre de Henri Duparc (décédé en 2006), Ivoirien auteur d’une œuvre fine et drôle, fin observateur des rapports amoureux, tout en légèreté et en éclats de rire, quand bien même il traite de sujets aussi complexes que la polygamie, comme c’est le cas dans son savoureux Bal poussière (1988, 300~000 entrées en France). Le film décrit la confrontation entre Binta, jeune fille de la ville, et Demi-Dieu (!), propriétaire d’une immense bananeraie et entouré de cinq épouses. Bal poussière, mais aussi Le Sixième Doigt (1990) ou encore Rue princesse (1994), autant de comédies ironiques, qui traitent avec un humour inégalé la complexité de réalités sociales souvent difficiles, des rapports entre Noirs et Blancs aux traditions les plus contestables, comme le sacrifice d’enfants.
Individualités et recherche d’un nouveau langage cinématographique
Œuvre à part dans les cinématographies actuelles, celle d’Abderrahmane Sissako. On pourra s’en rendre compte en voyant ou revoyant son magnifique Bamako (2006). Mais aussi, à travers La Vie sur Terre (1997) ou Herremakono (En attendant le bonheur, 2003), apprécier son art consumé de l’ellipse, la déconstruction de la narration, la lenteur, et une certaine contemplation, caractéristiques rares dans le cinéma du continent. Et peut-être aussi, raisons pour lesquelles Sissako est tant apprécié sous les latitudes occidentales.
Le réalisateur, partagé entre le Mali et la Mauritanie, explore la voie de l’individu face au monde et, partant, de la crise identitaire de nombreux pays d’Afrique. L’apparition de son œuvre est l’aboutissement d’un processus engagé dans les années 1980, parfaitement décrit par Olivier Barlet (rédacteur en chef d’Africultures et auteur de plusieurs ouvrages sur le cinéma africain) : « Les films d’Afrique apportaient dans les années 80 une fraîcheur sereine à un cinéma européen qui s’enlisait, doutant de son avenir à une époque vouée aux dogmes de la communication. Cherchant davantage dans ces films une séduction qu’une véritable compréhension, les années 80 ont plongé dans la projection exotique, une folklorisation qui va de pair avec l’exacerbation de la différence. En défendant l’authenticité d’une culture, elles ont conforté l’inauthenticité de notre rapport à l’Autre. Mais voilà que les cartes (postales) sont durablement brouillées : les désordres croissants de nos banlieues, nos pertes de repères et la montée de l’extrême-droite répondent en un douloureux écho à la crise du continent écartelé. L’attente a changé : les années 90 voient le déclin du succès des films d’Afrique noire, dont nous ne savons pas davantage écouter ce qu’ils ont à dire. Et pourtant, ils parlent. » Ils parlent. En continuant d’explorer la voie militante sur laquelle ils se sont engagés depuis leur naissance, en dénonçant, en replaçant l’individu au centre du monde, en interrogeant son identité en évolution. Un film comme Hyènes (1992) du Sénégalais Djibril Diop Mambéty, est une magnifique parabole sur la cupidité, une certaine perversion de l’Afrique par l’argent et la modernité. Tout comme Bye bye Africa (1999), du Tchadien Mahamat Saleh Haroun, se place dans le sillage du dialogue entre Afrique et Occident, en mettant en scène le réalisateur lui-même revenant dans son village après des années d’exil.
Une exploration des identités culturelles africaines se re-dessine, en l’ouvrant de plus en plus sur l’extérieur. Dans le même temps, dans le sillage d’un Sissako, une génération de cinéastes s’approprient de nouvelles formes, et prennent des risques dans leurs mises en scène, érigeant le mouvement comme un questionnement permanent.
Vitalité du début du troisième millénaire
Depuis le début des années 2000, plusieurs films d’Afrique noire ont réussi à trouver leur place sur les écrans français. Et même si la plus grande revendication des réalisateurs est de ne pas être estampillés « cinéastes africains » mais « cinéastes » tout court, une parenté lie leurs différentes productions.
Beaucoup s’emparent de la tradition pour la remettre en cause, comme Delwende (2005, Burkina Faso), de Saint Pierre Yaméogo, qui traite de l’ostracisme des vieilles femmes taxées de sorcellerie. D’autre encore s’engagent dans des voies plus historiques : Un héros (2005) de Zézé Gamboa, mettant un scène un soldat de la guerre civile angolaise et son délaissement par les autorités de son pays, ou encore Zulu Love Letter (2006), du Sud-Africain Ramadan Suleman, poignante histoire d’amour mère-fille sur fond d’instance Vérité et Réconciliation. À travers une vision lucide de l’homme et des mutations sociétales, ces cinéastes inscrivent leur continent dans la marche du monde, et, partant, ouvrent leurs films à une dimension de plus en plus universelle, dont le vieux cinéma occidental gagnerait parfois à s’inspirer.
Ainsi, Mahamat Saleh Haroun livre-t-il en 2006, avec Daratt, une réflexion sur la violence et le pardon, une âpre relation entre deux hommes d’âges différents mise en scène dans une épure, une tension lente mais toujours latente, une profonde scrutation des visages et des corps.
L’intelligence d’Africamania est d’avoir su mêler dans sa programmation des classiques tout comme des avant premières. Des petits trésors dont la Cinémathèque fait bien de se préoccuper, tant une sortie en salle reste très souvent aléatoire pour bien d’entre eux, à l’image d’Il va pleuvoir sur Conakry, premier long métrage du Guinéen Cheick Fantamady Camara, dont on espère une distribution en salle en février. Un Roméo et Juliette à la sauce guinéenne, mais qui dépasse le mythe shakespearien en entremêlant la polygamie, la foi, l’extrémisme, la cohabitation entre islam et animisme, entre « africanité » et occidentalisation, les compromis que la tradition tente de passer avec la modernité, sans toujours réussir.
À travers leur diversité, force est de constater que les cinématographies africaines sont bien vivantes, et qu’elles enrichissent les regards (des cinéastes d’autres continent, du spectateur, du critique). Et même si les maisons de productions, les circuits de distribution et les salles de projections sont rares sur le continent noir, l’âme des pionniers respire toujours dans les films de ses enfants. L’outil numérique et sa machinerie moins lourde changent de plus en plus la donne, permettant aux réalisateurs, apprentis ou confirmés, de tourner de plus en plus facilement. Et c’est bien l’essentiel : qu’ils tournent. S’il y avait un vœu à formuler en ce début des années 2000, ce serait celui que les images en provenance du continent africain retournent aux Africains, une fois passées par les rouages des productions européennes. Parce que ce continent est porteur de si belles histoires, que le public français découvre avec bonheur, mais qui restent avant tout le miroir des sociétés africaines. Un miroir qu’il est si dommage de voir privé de son reflet : les spectateurs africains.