Les éditions Filmmuseum, distribué en France par Choses Vues, mènent depuis quelques temps une exploration admirable du patrimoine cinématographique mondial. Après avoir déjà exhumé des trésors du cinéma expressionniste allemand, cet éditeur s’attache aujourd’hui à faire sortir de l’oubli une des figures majeures du « jeune cinéma allemand » des années 1960 : Alexander Kluge. Pas moins de trois coffrets contenant chacun deux DVD sont dès à présent dans le commerce, en attendant la suite. Aujourd’hui, c’est la Cinémathèque Française qui lui consacre une rétrospective. L’occasion de découvrir un cinéaste passionnant, formellement novateur, et interrogeant sans relâche l’Allemagne, son histoire, ainsi que la place de l’individu dans la société.
Le jeune cinéma allemand
Dans son ouvrage Le Cinéma allemand édité chez Armand Collin, Bernard Eisenschitz présente l’après-guerre comme une période durant laquelle triomphe ce qu’il appelle « le cinéma de papa ». À partir de la fin des années 1950, une nouvelle génération marquée par le cinéma américain puis par la Nouvelle Vague française va petit à petit affirmer son désir de créer un nouveau cinéma dans ce pays. Mais un des films qui va marquer cette génération est certes un film allemand, mais tourné par un couple de Français : Jean-Marie Straub et Danièle Huillet. Ayant refusé de servir en Algérie, Straub s’exile en Allemagne et tourne en 1965 Non réconciliés, adaptation du roman de Heinrich Böll, Les Deux Sacrements. Formellement radical et novateur, s’appuyant sur l’œuvre d’un auteur haï en raison de sa critique constante de l’Allemagne d’après-guerre, ce film fait scandale pour les mêmes raisons que le livre. À partir de là naît la conscience d’un cinéma allemand critique et sans concession. Deux ans plus tard, Alexander Kluge sort Anita G., et donne naissance à ce que l’on va appeler le « jeune cinéma allemand », regroupant des réalisateurs aussi divers que Fassbinder, Schlöndorff ou Herzog.
Ces films d’un genre nouveau vont donc ancrer récits et personnages dans l’Allemagne contemporaine, portant un regard sur le pays et sur son évolution depuis la Seconde Guerre mondiale, par le biais des regards et des interrogations propres à chaque cinéaste.
Une femme dans la foule
Dans les premiers films de Kluge, la figure centrale est souvent une femme pour qui la vie n’est pas installée, reste en devenir. Ces femmes n’ont pas trouvé leur place dans la société que ce soit pour subvenir à leurs besoins vitaux ou dans une perspective d’accomplissement personnel. Dans Anita G., une jeune femme d’origine juive ayant fui l’Allemagne de l’Est peine à trouver sa place à l’Ouest, dans un pays qui s’enorgueillit un peu trop facilement d’être un paradis. Passant d’un milieu à un autre, d’une rencontre à une autre, Anita G est constamment rejetée car elle n’a ni projet professionnel, ni véritable diplôme. Le film montre à quel point la société allemande est incapable d’accepter l’autre, qu’il vienne d’une terre lointaine, ou tout simplement de l’autre côté d’un mur, d’un monde séparé depuis seulement vingt ans. Kluge interroge ainsi la séparation existant entre les deux Allemagne et la capacité des Allemands de l’Ouest à accueillir en son sein des réfugiés parlant leur propre langue. L’origine et l’identité de cette femme ne semble pas avoir d’importance dans un système économique et politique qui n’accorde que peu d’importance à l’individu, comme s’il n’y avait pas de projet commun de société, pas de sentiment national ou de conscience commune de l’histoire. Le monde ne forme pas un tout, et Anita passe d’un îlot à un autre dans l’indifférence quasi générale.
Si le cas d’Anita est effarant, et pourrait se rattacher au simple adage disant en substance « J’ai le droit de vivre ! », celui de Leni Peickert, dans Les Artistes sous les chapiteaux, est différent. Car Leni ne souhaite pas uniquement vivre comme tout le monde. En voulant fonder un cirque, cette jeune femme, au physique à la fois banal et burlesque, cherche à gagner sa vie grâce à ses centres d’intérêt. Kluge, bien que le personnage ait une bouille d’enfant, ne fait pas d’elle un pur être fantasque, totalement dans les nuages et sans aucun lien avec le monde. Ce n’est pas une victime de sa naïveté, une créature faible et pathétique dans un univers hostile. Elle a tout de même conscience de ce qu’elle est et des démarches à effectuer en vue de mener à bien ce qui lui importe. Rien n’est simplifié, ni la complexité du monde autour d’elle, ni ce qu’elle entreprend. Cette quête est une partie d’échec d’autant plus complexe que la voix de la narratrice, sa façon de décrire la situation et les imbrications invisibles qu’elle dévoile, éloignent définitivement ce film du pur mélo. L’absurde n’est pas là pour forcer le trait, mais pour révéler le plus simplement du monde la bêtise. Bien que révélant son goût certain pour les différentes formes cinématographiques, Kluge n’en reste pas moins extrêmement lucide et clair sur les intentions qu’il a de mettre en film la quête de cette jeune femme.
Mais les interrogations existentielles peuvent aussi être le lot d’une femme de 29 ans, mariée et mère de trois enfants. C’est le cas avec Travaux occasionnels d’une esclave, dans lequel une femme mariée à un homme rustre, et ce malgré son niveau d’étude, est contrainte de pratiquer des avortements afin de subvenir aux besoins de sa famille. Devant stopper son activité, et profitant du fait que son mari ait trouvé un travail, cette épouse insatisfaite devient alors une militante, et trouve moyen de s’épanouir dans la lutte sociale et écologique. Toutefois, Kluge n’applaudit pas des deux mains cette décision, mais montre bien la confusion qui règne dans la tête de cette femme. Son engagement est autant une affaire de conviction qu’un désir personnel de ne pas se sentir passive et impuissante dans un monde qui l’ignore et sur lequel elle n’a pas de prise.
L’idée d’un individu prenant conscience de soi reste présente dans les années 1980, et ce malgré l’évolution de l’écriture cinématographique de Kluge. Si un film comme L’Assaut du présent sur le reste du temps est constitué de multiples petites histoires, d’anecdotes plus ou moins tragiques, relatant des situations de la vie de telle personne ou des actes à haute portée symbolique, Kluge reste attaché à la figure d’une femme cherchant à se révéler à elle même. Ainsi, dans ce film, une courte histoire voit une médecin quitter son travail par suite de l’attitude médiocre et minable de celui qui fut son chef pendant plus d’une dizaine d’années. Si l’avenir de cette femme reste incertain, Kluge se focalise sur l’importance et la beauté de l’acte en lui-même, sur le fait de quitter son travail quand le cadre révèle sa médiocrité.
Kluge fait donc partie de ces cinéastes qui critique la société, pas nécessairement avec de grands sujets, mais par l’étude à la fois simple et complexe d’un individu particulier. Au delà d’une bipartition dominant/dominé, ces personnages subissent certes le monde qui est le leur, c’est à dire la société capitaliste occidentale à l’heure des Trente Glorieuses, mais sont aussi à la recherche d’eux-mêmes : ils s’interrogent sur les différentes façons de se sentir épanoui en tant qu’individu. De là, l’impression que ce cinéma est conscient des mystères du désir enfoui dans le cœur de l’homme. Le réalisateur mêle habilement critique sociale et interrogation métaphysique, ce que l’homme peut faire pour changer son environnement quotidien, et ce qu’il a à explorer au fond et hors de lui-même, le mystère de sa propre personne, de son existence et de son rattachement à l’univers.
Histoire(s)
Les films de Kluge ne sont pas construits de façon classique et linéaire. Outre les images qu’il filme, Kluge utilise peintures, gravures et dessins montés ensemble de façon admirable, ainsi que des images d‘actualité ou des extraits de films détournés. Le cinéaste est à la façon de Godard quelqu’un qui aime raconter en faisant des digressions, en s’écartant de son sujet pour mieux y revenir. Il réalise ces échappées non pas forcément pour appuyer l’histoire centrale, mais tout simplement par pure poésie, par désir de convoquer sons, images, voix, musique de façon impromptue. De la rencontre de ces éléments ne naîtra pas uniquement un sens, mais aussi un sentiment, une impression. Dans cette perspective, la musique est utilisée afin de s’allier avec le rythme des plans, qu’ils soient d’origine photographique ou cinématographique. Elle n’est pas forcément là pour souligner un moment dramatique, comique ou autre, ou pour créer un instant de transition lourd de sous-entendu. Elle est ici, au même titre que l’image, utilisée en fonction de sa matière même. Ce n’est pas un accompagnement symphonique de studio dans le sens hollywoodien du terme, mais un choix personnel, propre à la sensibilité et à la culture du réalisateur. Ainsi, quoi de plus beau que d’associer un piano au son sourd et chaud, avec un plan de la nuit à la fois tremblant et bouillonnant…
Mais malgré tout, le récit se tient et retombe sur ses pattes classiques grâce à l’utilisation d’une voix off qui vient combler les trous et raconter en quelques secondes un fait important propre à l’histoire. Toutefois, le traitement de cette voix n’est pas purement utilitaire, mais permet aussi de mettre en avant un texte et une texture vocale unique. La façon dont est répété en « off » le nom Leini Peckeirt contribue à, pourrait on dire, créer le mythe de ce personnage et de sa quête folle dans l’Allemagne de la fin des années 1960, tel un conte. La manière dont ce nom devient à l’oreille comme une musique familière, montre bien l’intelligence et l’aisance avec laquelle le cinéaste réussit à jouer des différentes pistes sonores, à quel point on pourrait fermer les yeux pour simplement écouter les apparitions des voix et des instruments. La bande sonore est d’autant plus un film à elle seule que l’image ne correspond pas forcément à ce que l’on entend. Peut-être qu’à l’instar d’un Godard qui a édité chez ECM les bandes son de Nouvelle Vague et de Histoire(s) du cinéma, Kluge est autant musicien que cinéaste et devrait penser à proposer en disque le travail sonore effectué dans ses films.
Le conte… une autre façon de raconter des histoires, de dire des choses sur l’humain, la terre, le paysage et l’amour. L’entretien que réalise Kluge avec Jean-Luc Godard au moment de la sortie d’Éloge de l’amour en 2001, est l’occasion d’une rencontre entre deux cinéastes qui abordent le fait de raconter des histoires de façon originale, non traditionnelle. Durant cette interview, le réalisateur allemand montre à Godard un dessin et lui demande ce qu’il en pense, ce qu’il voit et ce que cela lui évoque. Il en ressort que pour chacun d‘eux, les histoires se trouvent partout. Chaque chose que l’on voit ou que l’on entend est matière à récit. Chaque signe est une sensation dont l‘émotivité s’empare afin de construire son propre scénario. Pour ces deux cinéastes, le cinéma renvoie pour beaucoup à l’art pictural, à l’image et à son mystère, à son pouvoir d’évocation, et ce en dehors de toute construction et intention narrative. Chez Kluge, les inserts constants de photos, de gravures, de dessins sont comme autant d’ébauches d’histoires. La mise en avant de plans tirés du cinéma muet, ou tourné par le réalisateur lui-même à la manière de cette période, révèle à quel point l’image sans parole l’intrigue, à quel point ce qui est de l’ordre de la pure apparition lumineuse révèle du merveilleux, du mystère et donc du poétique.
L’Allemagne… passé et présent…
Le cinéma de Kluge ne fait que questionner l’Allemagne, son passé, son présent et évidemment son futur. Il ne fait jamais l’impasse sur ce qu’est la culture allemande, dans un pays où l’expiation des crimes commis sous les nazis a eu pour conséquence de rendre suspecte une partie non négligeable du patrimoine artistique et philosophique. En se tournant vers le passé, on prend le risque de s’attacher à des domaines dont les Nazis se sont emparés par opportunisme et pour sacraliser ce qu’ils pensaient être leur « germanitude ». Car nul doute qu’il y a chez Kluge un amour fort du romantisme allemand, ainsi que de tout ce qui a attrait aux contes, aux légendes, au fantastique et au merveilleux. Nul doute qu’il est emplit de cette érudition et qu’il parle la même langue que Goethe.
Si le cinéaste ne craint pas de convoquer l’Allemagne hitlérienne, il ne s’agit pourtant pas pour lui de régler des comptes, mais bien d’affirmer que tout récit contemporain ne peut faire abstraction de ce qui s’est passé. Le cinéaste mentionne rarement le nazisme de front, mais par le biais d’apparitions d’images dont il a le secret, évoquant malgré tout cette tragédie comme un arrière plan sur lequel s’est constitué le présent. Quelque soit le récit ou la quête des personnages, Kluge ne peut manquer de rappeler que la société qu’il nous montre et qu’il critique vient après un autre genre de société. Le nazisme ne doit pas simplement fournir aux cinéastes un panel de récits sur le passé, et ce sans lien avec le présent, mais se doit d’être convoqué par quiconque souhaite questionner l’identité allemande depuis la fin de la seconde guerre mondiale.
Mais cette mise en avant de ce qui fut n’est pas uniquement quelque-chose qui intéresse Kluge au vu de l’histoire si particulière de l’Allemagne. Elle est véritablement une obsession propre au cinéaste qui, à travers ses films, cherche à ouvrir le temps présent au passé, considérant que des connexions et des interactions existent. En faisant débuter un film intitulé par ailleurs L’Assaut du présent sur le reste du temps par une représentation de La Tosca suivie d’une interview du ténor interprétant le rôle de Scarpia, Kluge cherche à faire ressortir ce qui constitue la singularité de cet opéra, de façon à laisser entendre que ce drame n’est pas impensable aujourd’hui, que cette histoire n’est pas un conte figé dans un passé sans lien avec le monde actuel. Le cinéaste affirme son désir de ne pas faire de la culture pour la culture, et l’érudition remarquable dont il fait preuve n’a pour lui d’autre intérêt que de questionner le monde dans lequel il vit.
Après la pancarte annonçant le titre cité plus haut, Kluge fait suivre un autre écrit disant « Quel conseil un déclin donne-t-il au suivant ? ». Les deux longs métrages sortis dans les années 1980 montrent que ce cinéaste ne s’est pas reposé sur ses lauriers, et n’a pas abandonné les singularités formelles de ses débuts en adoptant un classicisme académique. Au contraire, à l’instar de Godard à la même époque, il radicalise son écriture. Si les premiers films suivaient un personnage du début à la fin, et ce malgré les digressions, les deux longs-métrages que sont L’Assaut du présent sur le reste du temps et Informations diverses, sortis rétrospectivement en 1985 et 1986, ne s’embarrassent pas d’une figure centrale, mais évoquent de multiples petites histoires. Kluge semble aller de façon plus directe vers ce qui le préoccupe, considérant sans doute qu’il lui faut éclater le maigre canevas traditionnel présent dans ses œuvres passées. Car quelque-chose dans ces films révèle une inquiétude et des préoccupations encore plus fortes qu’avant, d‘où l‘urgence à dire sans se sentir prisonnier de contraintes narratives classiques. Comme pour Godard, la vision du déploiement du capitalisme dans les années 1980 n’avait pas de quoi réjouir. Si le militantisme propre aux années 1970 s’estompe, le cauchemar face la vision d’une société financière apocalyptique reste on ne peut plus présent.
Dans ces films, le rapport au cosmos, au système solaire, à l’Art et à l’Histoire, cohabite avec une approche de la réalité sociale, matérielle et politique. La critique du monde occidental n’est pas qu’une critique d’ordre économique. Elle est aussi la critique d’un certain matérialisme et du désintérêt constant des sociétés face à la culture et à toute approche transcendantale, au profit de l’utilitarisme et du divertissement. Kluge déplore ce désenchantement et l’indifférence de l’Europe vis à vis de l’absolu, de l’invisible, et de tout ce qui nous libère de la pesanteur. En collant des images et en leur administrant de la musique, le cinéaste cherche à recréer un lien avec cette visée quasi mystique de l’Art. En filmant, dans une assez longue séquence, une décharge de voitures juste après avoir regretté le peu d’attention porté à l’histoire du cinéma, le réalisateur dénonce ainsi l’indifférence total face au passé. La cadence démente de la production matérielle incite encore et toujours à remplacer ce qui est par du nouveau, à condamner ce qui fut à l’oubli, en stimulant une fuite en avant constante et grotesque vers la nouveauté, et ce sous couvert de cette notion ambiguë qu’est le progrès.
La force du cinéma, et donc de la pensée de Kluge, consiste à ne pas considérer le destin de l’individu par le simple prisme de son existence matérielle. De gauche, ce cinéaste l’est certainement, mais existe surtout chez lui un fort sentiment romantique lié à une profonde tristesse face à ce que l’on peut nommer le désenchantement du monde.