Elle fut un témoin très privilégié de la seconde moitié du XXe siècle, et demeure pourtant inconnue. Elle a filmé les premières images en couleurs de la télévision danoise, les dernières images d’Elvis Presley, inventé le making of en tant que genre, mais son nom ne nous dit rien. Elle, c’est Annett Wolf, réalisatrice de pas moins de 150 films dont la plupart n’a jamais dépassé le cadre du petit écran du Danemark. La Cinémathèque française vient réparer cette injustice en lui offrant les siens à l’occasion d’une rétrospective du 13 au 29 janvier 2015, en sa présence.
Une femme qui filme, nomade
On peut s’étonner de n’avoir jamais entendu parler d’Annett Wolf. Rares, il est vrai, sont les réalisateurs de télévision à avoir laissé leur nom dans l’histoire, à l’exception notable de Pierre Sabbagh ou Jean-Christophe Averty, en France. Qu’elle soit danoise ajoute sans nulle doute à notre méconnaissance, tant les programmes télévisés dépassent rarement les frontières du pays qui les conçoit. A‑t-elle été mise à l’écart des histoires de la télévision parce qu’elle est une femme ? Peut-être, tant on sait bien que la création, quelle qu’elle soit, se doit d’être le territoire réservé de l’homme, que la poétique se conjugue d’abord au masculin. Dans Le Monde de Jacques Brel que Wolf réalise en 1972, le chanteur parle de l’amour, où l’homme montre à son sens bien plus de noblesse que la femme et, surtout, définit cette dernière comme une entrave à sa liberté d’artiste, lui qui se veut « nomade » en quête d’un Far West nommé liberté. Rien de nouveau dans ce schéma sexué héritier de la grande littérature romantique qui voit le héros créateur toujours lourd de grandes choses se construire en opposition à la femme nécessairement engluée dans la contingence. La même année, Le Monde de Barbara vient confirmer cet état d’esprit misogyne ambiant tout en le réfutant, contredisant l’air de rien celui qui filma la chanteuse dans le film Franz : si Barbara voit en Brel ou Brassens des poètes, elle-même refuse de se considérer comme telle, se définissant simplement comme « une femme qui chante ». Et pourtant, « je suis une nomade » dit-elle à Wolf, déclarant détester s’installer et aimer recommencer son tour de chant chaque soir, ailleurs.
Comme Barbara, comme Brel, Annett Wolf, quoique femme, est une nomade. Une femme qui filme, librement. Engagée à la télévision danoise au tout début des années 1960 en tant qu’assistante de production, Wolf explore les genres, les formats. Elle produit et réalise des captations de concerts jazz de grands noms tels que Dave Brubeck ou Stan Getz, un ballet filmé en studio en hommage aux Chaussons rouges (La Fille aux ballerines, 1965), expérimente des projets de fiction comme L’Homme qui avait perdu sa chaussure (1969) court-métrage burlesque, ou Un marin solitaire (1971), poème visuel urbain sur les mutations modernes de Copenhague. Dès 1965, Charles Chaplin, adaptation de l’autobiographie du cinéaste et La Grande Famille. Charlie Rivel et le cirque Schumann, orientent ses réalisations vers le portrait filmé et l’entretien, qui deviendront son art à elle. En 1967, Le Monde visuel de Marcel Marceau (1967) est le premier film en couleurs de la télévision danoise et premier « monde » de Wolf. Suivront ceux de Brel et Barbara en 1972.
Wolf voyage, donc. En 1974 elle explore la France en consacrant un panorama à la chanson à texte et sa mort possible, Le Temps de vivre, où l’on croise Brassens, Léo Ferré, Juliette Gréco, Serge Gainsbourg et les observateurs privilégiés de ce petit monde à la dérive, Bruno Coquatrix, Michel Piccoli, Michel Simon – lequel célèbre la femme libre qu’était Édith Piaf et s’amuse de voir ces dames prendre leur revanche. Deux ans plus tard, abandonnant la télévision danoise au disco et aux jeux télévisés, elle rejoint son Far West, Hollywood, avec deux VHS sous le bras. Wolf explore le monde, les « mondes » de Peter Sellers, Dave Allen, Alfred Hitchcock, Jerry Lewis, jusqu’à proposer en 1976 Hurray for Hollywood ?, radiographie de l’industrie cinématographique dans le temple du Nouvel Hollywood en compagnie de Dustin Hoffman, Steven Spielberg, John Cassavetes, Norman Jewison… L’année suivante, elle enregistre les dernières images du King dans Elvis en concert pour ABC.
Le contrechamp des artistes
Nomade, Wolf navigue à travers des univers artistiques, chanson française, rock’n’roll, jazz, mime, cirque, cinéma commercial, cinéma d’auteur, comédie, théâtre, … et gangs afro-américains. En 1988, elle monte Crossfire, pièce de théâtre où vingt-trois membres du gang des Bloods racontent leur quotidien et leur tentative de trêve avec les Crips dans les rues de L.A. Inquiets de ce projet, les grands studios l’abandonnent, mettant un terme à une carrière de quarante années passées à observer et enregistrer le contrechamp de la création de la seconde moitié du XXe siècle dont la plus importante contribution est peut-être l’invention du making of. Si la légende attribue celle-ci, à tort, à la réalisation de celui du clip Thriller en 1982, Wolf a pourtant tourné dès 1978 le making of des Dents de la mer 2, à la demande du producteur Richard Zanuck, saisissant les caprices de star de Roy Scheider, les problèmes techniques et le désarroi d’une équipe consciente de travailler sur une suite commerciale opportuniste se contentant de surfer sur le succès du premier opus. Suivront ceux, entre autres, de Star Trek, le film (Robert Wise, 1979), Dracula (John Badham, 1979), Cat People (Paul Schrader, 1982), Missing (Costa-Gavras, 1982).
Dès ses premiers entretiens filmés, Annett Wolf explore cet art du making of, manifeste son attention première pour la fabrication de l’œuvre. Les discussions au dispositif rigoureux et immuable qui installe assis, face à face, l’intervieweuse et ses sujets, sont toujours entrecoupées d’extraits de concerts ou de films mais aussi d’images saisissant l’artiste au travail, celui-là même qui mènera à ces résultats sur scène ou à l’écran. Tournages, répétitions, salles de concerts ou studios hollywoodiens dévoilent l’envers du décor, démystifiant l’œuvre pour mieux saisir sa confection. Le Monde de Peter Sellers ramène ainsi l’acteur au cœur d’une équipe et la mise en scène est d’abord un travail collectif de synchronisation, donnant corps et paroles aux cascadeurs. Toutes ces scènes sont travaillées par une certaine dimension artisanale de l’art, qui remet en cause l’aura du star-system pour scruter le travail de l’acteur comme professionnel. La chanson française est « un long travail » nous dit Michel Piccoli ; le cinéma est un métier, un business plutôt qu’une communauté d’artistes, rappelle une interviewée de Hurray for Hollywood ?.
Il est également un divertissement. Le mot entertain ne cesse de revenir dans les entretiens, véritable leitmotiv du monde d’Annett Wolf qui donne sa faveur aux comiques, aux amuseurs magnifiques de cirque, aux comédiens de la télévision, aux chanteurs populaires. Peter Sellers, Norman Jewison, Jack Lemmon et surtout Bruce Dern et Hitchcock n’ont que ce mot à la bouche. À cet égard, Le Monde d’Alfred Hitchcock est particulièrement révélateur du questionnement qui traverse les films de Wolf : le cinéma est-il un art ? La chanson à texte est-elle de la poésie ? En somme, qu’est-ce que l’art, qu’est-ce qu’un artiste ? Pour le réalisateur de Complot de famille, le cinéma est une tentative de divertir et l’art de créer de l’émotion ; selon Bruce Dern – acteur de ce film – le cinéma est un art, et « Mister Hitchcock », qui n’aime rien tant que d’être diverti, est un artiste. La majeure partie des intervenants du Temps de vivre considèrent que la chanson française est au service de l’émotion, pour le public. Et si Brel est bien en peine de dire ce qu’est l’art, il sait qu’il y a, d’abord, des artistes. Ces artistes que Wolf interroge inlassablement sur le comment de leur activité : comment on devient acteur, comment on crée du suspens, comment on fait rire. À ce comment, la théorie ne peut proposer de réponse chez Wolf ; ce sont les anecdotes qui priment dans les entretiens, que l’on sent très documentés, préparés, contrôlés, véritable art d’une traque patiente. Celles de Jack Lemmon – durant pas moins de neuf minutes ! – sur un épisode hilarant de son enfance, ou d’Hitchcock sur le chien mort d’un gamin, magnifiquement perverse, en disent bien plus sur la puissance comique ou narrative d’une scène que n’importe quel précepte.
Chacun se raconte, et il n’est pas difficile de déceler une forme d’autoportrait de Wolf à travers ses questions et les réponses sélectionnées au montage qui esquissent une vision de l’artiste comme un être humain au travail. Travail qui inlassablement recommence à chaque projet dit Jack Lemmon, chaque matin selon Dern, chaque soir d’après Barbara, car le succès n’est jamais acquis. C’est peut-être ce que manifestent aussi ces images de vagues et de surface d’eau, où l’on pourrait s’évertuer à chercher une symbolique, un ciment stylistique : images nomades de fluides qui reviennent sans cesse mais toujours différents, appel d’un autre continent, goût de l’inconnu qui vient.
Une cinéaste à la télévision ?
Annett Wolf est sans doute une artiste, une travailleuse de l’art, lequel n’a aucune dimension mystique mais relève d’un labeur toujours recommencé. Est-elle pourtant « une cinéaste à la télévision » comme le suggère le titre du texte de présentation de la rétrospective ? Il y a quelque chose d’un peu dérangeant dans cette formule choisie par Damien Bertrand, à qui l’on doit d’avoir exhumé Wolf de ses archives invisibles, mais également de très symptomatique de la réception critique hexagonale. À cette volonté honorable de sortir Annett Wolf de l’invisibilité en lui offrant cette rétrospective se conjugue dans cette désignation une prétention à l’extraire de la télévision, à l’arracher à cette fabricante d’oubli pour la ramener à nos souvenirs sur les grands écrans respectables de la Cinémathèque Française. Cette conception du travail de Wolf entretient le clivage binaire qui sévit alors en France – et perdure – pour maintenir un rapport de distinction violemment hiérarchisé entre télévision et cinéma, entendu l’une comme culture de masse futile et l’autre comme art noble de création.
Or, justement, Wolf est davantage à voir comme une artiste de télévision, authentique, dont les films n’ont pas besoin d’être élevés au rang du Septième Art, validés après coup par une réception toujours tentée de voir l’auteur derrière l’artisan, pour que leur qualité soit admise. D’ailleurs Wolf s’intéresse particulièrement aux créateurs de la télévision : Peter Sellers et Jack Lemmon ne viennent-ils pas du petit écran ? N’a‑t-elle pas consacré un Monde à Telly Savalas, alias Theo Kojak ? Hitchcock n’est-il pas présenté, en voix off, comme un réalisateur de cinéma et de télévision ? C’est qu’il n’y a pas dans les films de Wolf ce cloisonnement net entre la culture et l’art, le divertissement et la création, le populaire et la poésie. Au cinéma comme dans la chanson, il y a d’abord des artistes, un travail collectif, du divertissement, de l’émotion à destination du public, une interaction entre la création et la vie. On est donc loin, si ce n’est à l’opposé, de la conception de l’œuvre noble telle qu’entendue alors par la récente politique des auteurs qui, on le sait, détache le film de ses conditions de production pour le ramener à la seule paternité du réalisateur-auteur dans le culte du modernisme. Hurray for Hollywood ?, en plein Nouvel Hollywood – dont les cinéastes seraient façonnés par cette conception du cinéma mise en place par la critique française – ne s’intéresse guère à ces questionnements formalistes. Le monde de Wolf n’oppose pas, faisant plutôt cohabiter le bas et le haut, le petit et le grand écran ; il est peut-être là, avant tout, celui d’une téléaste à la Cinémathèque.