À l’heure où la promesse d’une réconciliation diplomatique historique entre les États-Unis et Cuba jette l’île caribéenne dans l’expectative d’un renouveau, le Forum des Images a la bonne idée de nous proposer une petite rétrospective d’une intéressante cohérence autour du cinéma cubain. Parmi les dix films proposés, on retrouve bien entendu le classique de Mikhaïl Kalatozov, Soy Cuba (1964), vibrant film de propagande aux contours nettement plus ambigus qu’il n’y paraît, capable de rendre compte de la propension du peuple cubain à l’insoumission. Ce parti-pris refusant le manichéisme idéologique ne fut pas tout à fait du goût des autorités soviétiques de l’époque qui choisirent tout bonnement d’interdire le film. Virtuose et d’une impressionnante splendeur visuelle (un noir et blanc qui exacerbe la beauté du lieu et la mélancolie sensuelle de ses habitants, des mouvements de caméra d’une étonnante modernité qui font de cette île grande comme 1/5e de la France une sorte d’ailleurs extra-terrestre autarcique), Soy Cuba fut pourtant condamné à l’oubli pendant une trentaine d’années jusqu’à ce que le romancier Guillermo Cabrera Infante ne le fasse de nouveau projeter en festival en 1992. S’en suivra une ressortie remarquée sur les écrans français en 2003 dans une superbe version restaurée.
À ses côtés, autre grand classique cubain, Fraise et Chocolat de Tomás Gutiérrez Alea assisté par Juan Carlos Tabío (1993) est presque devenu l’étendard du cinéma national tant son succès et son retentissement ont dépassé toutes les espérances : outre plusieurs prix glanés à Berlin et Sundance, le film fut sélectionné pour l’Oscar du meilleur film étranger en 1995 ! Produit avec l’appui de l’Espagne et du Mexique, le long-métrage est le témoignage généreux d’une volonté d’ouverture du régime castriste à l’heure où la chute de l’URSS prive le pays d’un soutien financier considérable et l’isole encore un peu plus sur la scène internationale. Audacieux dans les sujets qu’il aborde (notamment l’homosexualité qui était encore lourdement récriminée à l’époque et dont le traitement amènera la levée d’un tabou dans la société), Fraise et Chocolat est un plaidoyer sincère sur le vivre ensemble, à l’image de son pays, métissé et hétérogène.
L’image et la mémoire
Il serait pour autant bien dommage de s’arrêter à ces deux films-vitrines pour se faire une idée sommaire de la vitalité du cinéma cubain et de ne pas aller voir combien d’autres longs-métrages n’ont cessé et ne cessent encore de questionner l’histoire et l’identité de leur pays, alliant l’intime et le politique avec une constance qui force le respect. Pépite de cette sélection, Mémoires du sous-développement de Tomás Gutiérrez Alea fit de son réalisateur, bien avant le succès retentissant de Fraise et Chocolat dans le monde entier, le chef de file d’un cinéma pro-castriste attaché aux nobles idées de la révolution. Sorte d’autoportrait fictionnel, le film met en scène un bourgeois de La Havane qui, à la suite de la chute de la dictature militaire de Batista, refuse de fuir à Miami comme le reste de sa famille. Reclus dans son bel appartement tout équipé, lourd témoignage matériel d’une époque révolue, l’homme observe à une certaine distance les mutations profondes de son pays. Ironique et piquant par endroits (la voix off moque notamment l’engagement communiste de Picasso, jugé facile quand on est millionnaire et qu’on vit à Paris), le dispositif filmique rend surtout compte du décrochage de notre protagoniste vis-à-vis d’une réalité collective : alors qu’il croit pouvoir intellectualiser et théoriser avec une certaine lucidité les mutations de Cuba, l’homme n’en a souvent qu’une image fantasmée – qui se traduit notamment par un goût prononcé pour certaines jeunes femmes – conséquence logique d’un contexte socio-économique où tout reste encore à faire et où la population demeure profondément marquée par le sous-développement d’avant Castro. Il n’est pas neutre que ce film, réalisé en 1968 alors que dans plusieurs pays d’Europe les grévistes et les intellectuels cherchaient à remettre en cause le système, s’inscrive dans l’influence directe des acteurs de la Nouvelle Vague (notamment Godard et la lucidité aérienne de La Chinoise sorti quelques mois plus tôt).
Plus récent mais tout aussi passionnant dans le lien qu’il tisse avec l’histoire du Cuba et sa relation avec l’URSS, La Obra del Siglo de Carlos Machado Quintela (2014) revient sur le projet pharaonique de la construction de la première centrale nucléaire de l’île – grâce aux financements soviétiques – dans la belle ville de Cienfuegos. Initié en 1976, lancé au début des années 1980 puis finalement abandonné avec la chute du bloc communiste, le projet avorté dans sa phase finale a laissé une trace indélébile dans la ville : si le paisible vieux centre historique de Cienfuegos n’a pas été abîmé par ce développement envisagé, l’abandon de la Ciudad Nuclear (comme on l’appelait alors) symbolise avec une force évidente le désœuvrement d’un pays qui a constamment vu ses rêves de grandeur lui passer sous le nez. En marge de la figure tutélaire que représentait le géant communiste, ce sont des populations entières qui sont restées sur le carreau. La mise en scène – d’une élégante sobriété – fait défiler les visages de ces travailleurs, venus d’horizons différents et dotés de compétences très variées. Il construit également un parallèle saisissant avec plusieurs générations de personnages dans une sorte de huis-clos où on parle sexe, femmes et cuisine, preuve qu’en dépit des contrariétés économiques répétées, le peuple n’a rien perdu de sa pulsion de vie.
Naturalisme serein et films de genre
Parce que le quotidien des Cubains est indissociable du contexte socio-économique, un petit panorama du cinéma national ne pouvait pas faire l’impasse sur le naturalisme qui caractérise certains projets à même d’être distribués en-dehors du pays. C’est par exemple le cas de Melaza de Carlos Lechuga, sorti en France en 2014, qui narre le quotidien d’un modeste couple de travailleurs – elle est gardienne d’usine, il est instituteur – subsistant dans la promiscuité grâce à des moyens parfois illégaux. Généreuse sans jamais tomber dans la complaisance (caméra à juste distance des personnages, montage sobre et elliptique), la mise en scène donne à voir la réalité d’un système économique totalement à bout de souffle qui étouffe inexorablement les habitants de l’île. C’est ce même goût pour un naturalisme posé et à juste hauteur de ses protagonistes qui fait toute la force de Venecia d’Enrique Alvarez (2014), sorte de Much Loved cubain dans sa manière de suivre au plus près un groupe de jeunes femmes dans le monde interlope de La Havane. Autour d’elles et leurs rêves désabusés cohabitent une galerie de personnages rarement représentés à l’écran et pourtant bien présents dans la société. Entre les travestis croisés dans les soirées et les gays assumés avec lesquels elles travaillent, les trois femmes de Venecia symbolisent d’une certaine manière la nouvelle génération en rupture avec le pari idéologique des précédentes, certes en quête d’un ailleurs (d’où le titre) mais ne cédant pas du terrain sur la manière dont elle entend vivre et assumer ses désirs.
Plus radical dans son dispositif, Suite Habana de Fernando Pérez propose une association troublante d’images documentaires de la vie quotidienne d’habitants de La Havane d’âges et d’horizons très divers. Si on peut à certains moments s’interroger sur le didactisme du parti-pris de la mise en scène (notamment dans sa volonté un brin artificielle de provoquer le rapprochement entre plusieurs personnages comme par exemple l’enfant handicapé achetant des graines à une personne âgée qu’on suivait indépendamment), le film ne s’encombre d’aucun dialogue, misant exclusivement sur les sons de la rue pour donner à entendre le bruit de cette cité grouillante et créer un pont entre ces nombreuses destinées solitaires. L’émotion gagne au fur et à mesure que se dessine une société riche de ses diversités, portée par un mélange détonnant de fierté et d’humilité face à l’adversité. Au-delà des idéologies qui s’adressent aux masses, Suite Habana assume pleinement le choix d’extraire de manière arbitraire quelques figures pour les singulariser sans pour autant les couper de leur environnement social.
Mais ne caricaturons pas le cinéma cubain en pensant qu’il n’est pas capable d’autodérision et de se frotter au film de genre. Juan de los Muertos d’Alejandro Bruguès (2010) en est probablement l’une des plus réjouissantes démonstrations puisqu’il met en scène un groupe de Cubains devant affronter une armée de zombies sévissant à La Havane. Toutes les blagues les moins politiquement correctes y passent : les créatures sont tour à tour suspectées d’être des dissidents politiques ou des espions au service des États-Unis, la religion s’avère totalement inefficace pour lutter contre leur invasion, les Russes sont accusés de livrer au pays des voitures qui tombent en panne quand il ne le faut pas, etc. Sous ses atours de divertissement délirant, Juan de los Muertos donne tout de même à voir un pays qui pourrit littéralement de l’intérieur et que les quelques survivants du massacre s’empressent de fuir par la mer, comme tant de Cubains morts noyés en tentant de rejoindre la Floride. Plus encore que son féroce propos politique et sa capacité à détourner les stéréotypes du genre (le travesti grande gueule, le balèze qui s’évanouit à la vue du sang), la qualité des effets spéciaux du film – une armée de zombies décapités, l’attaque du Capitole – rend compte de la belle vitalité mais surtout du savoir-faire d’une jeune génération de cinéastes qui a manifestement beaucoup de choses à nous dire. Alors écoutons-la !