L’intérêt d’une rétrospective telle que celle-ci est de nous faire découvrir ou redécouvrir des films que l’on serait tenté de considérer comme mineurs. Mais parce que Mizoguchi est un des plus grands cinéastes, aucun de ses films n’est mineur. Saluons l’intelligence de la programmation car les cinq films qui vont ressortir sur les écrans, de par leurs sujets, reflètent parfaitement la filmographie, les thématiques du cinéaste et les préoccupations d’un artiste vivant dans le Japon d’après-guerre.
Longtemps considéré en France comme étant le cinéaste japonais par excellence, Mizoguchi semble aujourd’hui un peu oublié et même un peu éclipsé par ses deux compatriotes que sont Kurosawa et Ozu. Ce dernier, découvert par le public français à la fin des années 1970, n’en finit pas d’être d’actualité, que cela soit sous la forme de reprises, de rétrospectives, d’inédits ou de précieux coffrets DVD. Le cinéma japonais a aujourd’hui une côte on ne peut plus élevée. Depuis le début de l’année on a pu donc voir une rétrospective des films d’Ozu suivie d’une sortie DVD, une rétrospective Kurosawa, ainsi qu’une monographie de Jean Narboni consacrée à un cinéaste trop peu connu ou trop oublié : Mikio Naruse.
Mais c’est maintenant au tour de Mizoguchi de revenir sur les écrans avec cinq films datant d’une période peu connue du maître, celle des années 1940. Les grands chefs d’œuvre de Mizoguchi avaient déjà été réunis il y a quelques années sous la forme de deux coffrets DVD regroupant onze films allant de 1951 à la mort du cinéaste en 1956. Durant ces années, Mizoguchi a réalisé une quantité hallucinante de chefs d’œuvre tels que L’Intendant Sansho, La Rue de la honte, Les Amants crucifiés et Les Contes de la lune vague après la pluie. Mais limiter la filmographie à cette période, certes fameuse, est réducteur, quand on sait que la carrière du cinéaste a commencé en 1925.
Si l’on s’en réfère à la chronologie de Jean Douchet, l’œuvre de Mizoguchi se diviserait en trois parties, même si dès les premiers films la touche du maître et le style sont y déjà parfaitement visibles. Mais, dans les premières années, l’aspect mélodramatique, qui sera présent tout au long de sa carrière, prend trop de place, et ce au détriment du traitement de la vie intérieure des personnages. Cependant, en 1935, Mizoguchi rencontre le scénariste Yoda Yoshikata et signe avec lui ses premiers chefs d’œuvre tels que Les Sœurs de Gion. La guerre vient interrompre le travail des deux hommes, et Mizoguchi, afin de répondre à l’appareil de propagande, n’est plus libre de choisir ses sujets. Lui, le cinéaste des femmes, se voit alors contraint de faire l’apologie des valeurs masculines, des valeurs guerrières dans toute leur bêtise. Enfin, après la guerre, Mizoguchi peut revenir à ce qui l’intéresse véritablement, à savoir le monde des femmes, qu’il s’attachera à dépeindre jusqu’à sa mort en 1956.
L’écriture de Mizoguchi
Une des particularités du cinéma de Mizoguchi est que ses personnages ne font preuve d’aucun stoïcisme, d’aucun contrôle sur leurs émotions. On ne souffre pas en silence. On se jette aux pieds de celui ou de celle que l’on aime, de celui ou de celle que l’on a offensé(e) et à qui l’on demande pardon, avec des larmes et des cris. Certains personnages exigent même qu’on les batte, qu’on les punisse comme il le convient, qu’on use de châtiments corporels. Et ce qui frappe chez Mizoguchi, bien que l’on ne connaisse pas le japonais, ce sont les voix, le son des voix, cette façon dont les personnages semblent bafouiller, comme s’ils avaient du mal à ce que leurs mots soient intelligibles, comme si les lèvres bougeaient dans le vide. Dans les moments dramatiques, le débit s’accélère, l’émotion intérieure n’est plus contenue et peine à se matérialiser sous la forme de mots et de phrases. Pour parler, il faut reprendre ses esprits, faire preuve d’un minimum de sang-froid afin de rendre intelligible son propos. Les mots ici ne viennent plus du cœur, mais de l’estomac, comme une boule coincée qu’on expulse de façon brutale, dans la douleur.
C’est sans doute parce que Mizoguchi a conscience de la puissance de la parole, du son, des cris et des sanglots, que sa caméra reste une des plus sobres qu’ait connue l’histoire du cinéma : des cadres précis, épurés, en retrait de l’action ; très peu de découpages à l’intérieur d’une même scène, et surtout, jamais ou très peu de gros plans. Le pathos vient des hommes, de leur sensibilité, et non de la caméra. Et si le drame est bel et bien présent de façon aussi magistrale, Mizoguchi n’a pourtant recours à aucun effet pour gonfler la douleur et la rendre plus expressive. À la fragmentation de l’espace conçue comme échelonnement dramatique, Mizoguchi préfère la contemplation, le respect de l’espace et l’étirement du temps. Mizoguchi est un réaliste. Il ose des durées que peu de cinéastes se permettent et substitue à l’usage du gros plan la mise en place d’un rapport au temps comme vecteur d’intensité dramatique. Cette contemplation du drame fait du spectateur un véritable témoin qui sent et ressent à la seconde près ce qui est en train de se passer. Plus le temps avance et plus la tension est palpable.
Il va sans dire que cette simplicité exige une maîtrise et une précision extrêmes. Car si l’on peut noyer des mauvais plans dans un déluge de plans, choisir la simplicité, comme c’est le cas ici, devient problématique. Il ne faut pas se tromper. Et ce que l’on sent chez ce cinéaste, c’est que le plan fait véritablement l’objet d’un culte. On sent ce qui est pourtant l’essence même du cinéma, c’est à dire qu’un film se compose d’un enchaînement de plans que l’on traite un par un, tout en ayant une vue de l’ensemble. Tout cela est certes plus que banal. Et pourtant, même si Mizoguchi, comme tout grand artiste, sait effacer les traces de son travail afin de laisser le spectateur seul face à l’œuvre achevée, on ne peut que sentir le soin apporté à chaque plan, l’interrogation que chacun d’eux suscite, que tout résidera là. Le soin est d’autant plus nécessaire que Mizoguchi, de par la durée et le nombre réduit des plans, sait qu’il ne pourra rien sauver au montage. Impossible de mentir.
L’artiste face au monde
Il est intéressant de constater que deux des cinq films proposés ont pour sujet des histoires se déroulant plus ou moins dans le monde de l’Art, à un degré de développement différent : Cinq femmes autour d’Utamaro (1946) est librement inspiré de la vie du célèbre peintre d’estampe, et L’Amour de l’actrice Sumako (1947) est plus ou moins la biographie d’une actrice japonaise ayant défrayé la chronique à la fin du dix-neuvième siècle. Mizoguchi, après avoir été muselé pendant les années de guerre, retrouve la liberté de choisir des sujets qui lui tiennent à cœur. Mais c’est comme si le cinéaste avait besoin, après des années de disette, de faire le point sur son Art, sur ce qu’il souhaite faire et sur sa position dans la société. Mizoguchi n’a donc pas recommencé à faire des films comme si de rien n’était, en reprenant son œuvre là où il l’avait laissée. Ce temps d’attente ayant été trop long, l’artiste a besoin de retrouver le fil, le nerf originel, ce pourquoi on décide d’être artiste, cinéaste.
Que cela soit le peintre Utamaro, ou le metteur en scène Shimamura dans L’Amour de l’actrice Sumako, il s’agit, dans les deux films, d’aller contre la tradition, de ne pas se satisfaire de ce qui existe déjà en étant un habile faiseur, un artisan consciencieux possédant un savoir faire indéniable. Il s’agit de viser plus loin, de recherche un Art qui se confonde avec la vie. La vie étant en mouvement continu vécue comme un éternel chaos, l’Art ne pourra donc être figé. Le peintre n’est pas un habile artisan qui, tous les jours, qu’il pleuve ou qu’il vente, concocte inlassablement des estampes comme on confectionne à la chaîne des paniers en osier. C’est la vie même qui inspire le peintre Utamaro. Une œuvre ne peut être réussie qu’à partir du moment où le modèle possède une spécificité propre qui inspire et exalte l’artiste. Utamaro ne doute pas de son talent de peintre. Ce qu’il craint, c’est de ne plus trouver de modèles qui l’inspirent. Sans le désir et l’amour des femmes, sa création est stérile et baisse en qualité. Utamaro passe par des phases de dépression à partir du moment où rien dans ce qui l’entoure ne parvient à l’exalter. Mais si, au fond de la dépression, une femme est capable d’inspirer le peintre, alors s’empare de lui une frénésie presque effrayante.
La création pour ces deux artistes passe par une indépendance totale sans laquelle aucune œuvre digne de ce nom ne peut aboutir. Cette indépendance passe par le rejet pur et simple de toute école, de tout académisme. Ceux-ci vident les œuvres et les passions de toute vie. Les hommes et les femmes représentés, que cela soit en peinture ou en théâtre, n’ont rien à voir avec la vie présente et les préoccupations de tout à chacun. Il n’y a chez eux ni sang, ni passion, ni désir. Ils sont figés. Sur l’une de ses estampes, Utamaro fustige « l’école chinoise » à qui il reproche : « avec leur coloris, les peintres traditionnels de l’école chinoise ne révèlent que leur absence de naturel. Un simple croquis de moi éclate de vie. » L’artiste, bien que techniquement doué, parce qu’il est submergé par les codes de représentation inculqués par l’État, ne pourra faire de lien entre la vie et lui, entre la vie et son œuvre. L’artiste n’a alors que la technique : il sait peindre le corps d’une femme sans pouvoir lui donner vie.
Dans L’Amour de l’actrice Sumako, le metteur en scène choisit de rompre avec l’école traditionnelle qui ne fait que monter, encore et toujours, les mêmes pièces. Il décide alors de mettre en scène des pièces d’auteurs modernes, et crée son propre théâtre qu’il baptisera « Le Théâtre de l’Art ». Cette nouveauté puise son inspiration dans le présent et, par là même, est en mesure d’être en adéquation avec la vie, avec les passions telles qu’elles sont vécues. D’ailleurs, durant tout le film, les drames racontés dans les pièces jouées et les passions vécues par les personnages mêmes se confondent. Le théâtre devient alors le miroir de la vie.
Mais pour sortir des circuits officiels, il faut un certain courage et un sens du sacrifice fort. Car, d’un point de vue psychologique et d’un point de vue matériel, la situation est catastrophique. En remettant en cause la peinture traditionnelle, Utamaro sait que sa position est délicate et qu’il s’expose à de sérieux ennuis. L’artiste doit en avoir conscience, en prendre son parti ou changer de métier, comme il le dit lui-même : « Je ne ferais pas d’estampes si je craignais l’épée et le pouvoir. » Mais dans L’Amour de l’actrice Sumako, le metteur en scène va plus loin et, en quittant le théâtre traditionnel, il rompt du même coup avec sa famille et sa femme. Il va dorénavant monter les pièces qui l’intéressent véritablement, et vivre avec celle qu’il aime. Sous l’impulsion de l’Art qui pousse l’homme à aller au bout de lui même, le metteur en scène met à mal le carcan familial traditionnel. Mais l’artiste qui a décidé de suivre à tout prix cette route qui est la sienne se heurtera à l’incompréhension de ses contemporains. Le succès que remporteront ses œuvres sera plus que relatif, et sa situation matérielle s’en ressentira. Seinosuke, le nouveau disciple d’Utamaro qui voue un culte à son maître, est étonné de constater l’aspect modeste de la demeure dans laquelle il vit. Ce à quoi Utamaro lui répond : « Celui qui a besoin de luxe n’est pas un artiste. » Mais dans L’Amour de l’actrice Sumako, la situation matérielle est plus que préoccupante et sera la principale cause de l’échec du « Théâtre de l’Art ». La troupe ne peut s’en sortir financièrement, travaille sans relâche, multiplie les représentations. La fatigue et la tension se font alors sentir. La pénibilité des trajets et l’impossibilité de pouvoir véritablement dormir dans un endroit confortable rendent la vie chaque jour un peu plus difficile. Sumako ne peut alors que constater que ses conditions de vie plutôt rudes l’épuisent et affectent son jeu.
Utamaro, parce qu’il a réalisé des estampes critiquant le pouvoir en place, est condamné à porter pendant cinquante jours des menottes qui l’empêchent de dessiner. Ces menottes peuvent bien sûr être interprétées comme la métaphore de l’exercice de la censure par le pouvoir impérial pendant la guerre, qui lie les mains de l’artiste afin d’empêcher tout moyen d’expression faisant preuve d’un regard critique sur le pouvoir en place. L’artiste a les poings liés. Mais parce qu’il a ses menottes, Utamaro ne peut donc plus s’exprimer et passe alors par une phase de dépression. L’expression artistique n’est donc pas considérée comme étant exclusivement le moyen d’élaborer un discours critique, car il suffirait alors à Utamaro de prendre son mal en patience et de se servir de son cerveau pour peaufiner la dialectique de son point de vue contestataire. Non, la création est un besoin physique qui dépasse la simple pensée intelligible. Si Utamaro déprime, c’est que l’Art est pour lui un besoin vital, premier, naturel, qui lui permet de supporter le monde. Alors qu’il a les menottes, son désir de peindre est à son paroxysme au moment où il constate que son entourage est, pour diverses raisons, dans la tourmente. Son désir de peindre le submerge au moment où la souffrance du monde l’oppresse. La création lui sert avant tout à supporter la vie, l’existence, à retranscrire par le pinceau ce qu’il voit en espérant pouvoir, un tant soit peu, exorciser la douleur qui est la sienne.
Parmi les cinq films proposés lors de cette rétrospective, seul L’Épée Bijomaru (1945) fut réalisé pendant la guerre. À ce titre, il donne une idée de ce qu’a pu faire Mizoguchi lorsqu’il avait les poings liés. C’est, bien sûr, le moins bon des cinq films. Mais à défaut d’être émouvant, il n’en est pas moins intéressant pour celui qui connaît un tant soit peu l’univers de Mizoguchi. Ce n’est plus l’univers des femmes qui est ici décrit, mais bien celui des hommes, des guerriers, de l’honneur. Et le Japon, parce qu’il est le pays de Dieu, a légitimement le droit d’avoir à sa botte le reste du monde. Dans ce film apparaît clairement tout ce que déteste Mizoguchi, tout ce qui, dans son pays, le répugne. Et ce que l’on voit, c’est que les valeurs d’un certain Japon que Mizoguchi a jusque-là fustigé, ne sont pas un fantasme. Ce film est le décor, la façade d’une certaine culture, alors que Mizoguchi, toute sa vie durant, n’a fait que montrer l’envers du décor et ce que sont véritablement ces supposées valeurs qui régissent la société japonaise.
De la femme objet à la militante
Les femmes, dans Cinq femmes autour d’Utamaro, ne semblent avoir qu’une seule et unique raison de vivre : se marier. Dans un monde masculin où elles ne sont que des objets de désir tous justes bons à assouvir la libido des hommes, elles savent qu’elles n’ont que peu de temps pour trouver un mari, que le désir sexuel qu’elles provoquent, leur jeunesse, sont tout ce qu’elles possèdent, et que passé un certain âge la rose se fane. Plus elles vieillissent, et moins elles ont de chances de trouver un mari. Or, une femme qui n’est pas mariée passé ce certain âge est montrée du doigt. Les bien-pensants remettent en cause son honnêteté et sa respectabilité. Elle a la réputation d’une vie dissolue, d’avoir eu plusieurs amants. Elle est mise au ban de la société. Les hommes, eux, n’ont pas à se presser. La morale est plus souple à leur égard. Le mariage, pour eux, n’est pas totalement une prison, car les épouses dévouées corps et âme à leur mari, n’ont pas leur mot à dire quand celui-ci passe du bon temps avec les geishas. Là réside l’extrême hypocrisie : le mariage n’est que la façade d’une société qui se veut morale, une convention et même une concession que l’on fait à une société traditionnelle.
Les femmes sont donc pressées par le temps. Elles doivent à tout prix trouver un homme pour lequel elles aient des sentiments afin d’espérer fonder un foyer qui soit un tant soit peu heureux. Dans le cas contraire, elles prennent le risque d’être seule ou d’épouser en désespoir de cause un homme avec lequel elles n’ont aucune affinité. Par exemple, Okita, dans Cinq femmes autour d’Utamaro, est abandonnée par l’homme avec lequel elle entretenait une relation qu’elle espérait voir déboucher sur un mariage. Une fois de plus, Okita est seule et, par désespoir, jette son dévolu sur un autre homme, qu’elle tente désespérément de retenir. Okita sait qu’à son âge la situation devient critique, qu’elle est de moins en moins attractive, et que certains hommes se permettent de remettre en cause sa respectabilité, étant donné qu’elle n’est pas conforme à l’image de la femme véhiculée par la société traditionnelle japonaise issue du féodalisme.
Dans une société masculine qui voue un culte à la jeune fille fraîche, l’intérêt que l’on peut donc porter aux femmes est de courte durée. Ces jeunes beautés sont périssables. L’affront des années et des différentes humiliations endurées sont gravées de façon indélébile sur leurs visages. Le maquillage est donc omniprésent chez Mizoguchi car il dissimule le corps, recouvre la peau, substitue le faux au vrai. La femme n’est pas vue comme femme, mais comme un objet de désir. Et, comme tout objet, elle est une création, s’habille, se parfume et se maquille dans l’unique but de contenter les hommes. Les femmes sont d’autant plus réifiées que certaines familles n’hésitent tout simplement pas à vendre leurs filles en vue d’en faire des Geishas. C’est le cas dans Flamme de mon amour (1949). Et c’est aussi ce qui arriva à la sœur de Mizoguchi, qui fut vendue comme geisha par son père.
Dans un film comme Les Femmes de la nuit (1948), il n’y a que très peu d’hommes. Et pour cause, l’action se situe à la fin de la guerre. Avec ce film, Mizoguchi fait d’une certaine façon son Allemagne année zéro. Dans les deux cas, les réalisateurs s’intéressent aux femmes et aux enfants, c’est à dire à ceux qui, bien que n’ayant pas directement fait la guerre, en subissent les conséquences. Après la barbarie guerrière et la chute du nazisme et du Japon impérial, c’est-à-dire de deux régimes ayant mis plus haut que tout les valeurs viriles du combattant et la glorification d’un pseudo-héroïsme, ceux qui n’ont pas participé aux hostilités doivent, au jour le jour, tout faire pour survivre dans les ruines.
Les Femmes de la nuit est un film d’une violence et d’une cruauté rares. La misère monstrueuse ne laisse à ces femmes d’autres choix que de sombrer dans la prostitution. Parce que sombrer dans la prostitution est vécu comme une fatalité consécutive aux conditions de vie catastrophiques, les prostituées font preuve d’une violence physique extrême à l’encontre de celles qui peuvent se permettre de subsister sans faire le trottoir. Ce qu’elles refusent de voir, c’est l’image de ce qu’elles ne sont plus, et le fait que certaines femmes, malgré la dureté des conditions de vie, espèrent des jours meilleurs. La prostitution est vécue comme une déchéance, une chute et non comme une sale période temporaire. Les prostituées sont dans un trou, et considèrent qu’il leur est dorénavant impossible de remonter à la surface, qu’elles sont avilies à jamais et que leur situation est irrémédiable. Pour elles, la vie est définitivement finie.
Une jeune fille naïve arrive en ville avec une certaine somme d’argent. Dès son arrivée, un jeune homme, se faisant passer pour étudiant, l’invite à manger, la saoule, lui prend son argent et abuse d’elle avant de la mettre froidement à la porte sous les yeux des prostituées. Celles-ci, voyant la jeune fille , lui sautent dessus et lui arrachent ses vêtements, dans une scène tout simplement hallucinante. Mais après cette poussée de violence extrême, les prostituées ne la chassent pas pour autant, et lui proposent même de venir avec elles. Ce qu’elles semblent dire c’est : « maintenant tu n’as plus rien, tu es comme nous, tu n’as plus d’autre choix que de venir avec nous. » Le comportement de ces filles de petite vertu est plus qu’une simple attitude, c’est une logique. Car, à la fin du film a lieu une scène de violence similaire : une des prostituées n’accepte plus sa condition, veut changer de vie et quitter le trottoir. Ses collègues prennent cela pour une offense et la passe à tabac. Mais dans ce chaos, plusieurs d’entre elles interviennent et font cesser la violence. Les prostituées redeviennent à nouveau des femmes. Un réveil des consciences peut alors être envisagé.
Avec Flamme de mon amour, sorti en 1949, le combat des femmes devient un combat politique. Dans ce film, une jeune fille nommée Hirayama quitte sa famille et se rend à Tokyo pour militer au sein du parti libéral. Ce parti libéral, influencé par l’Occident, que cela soit au niveau des idées ou des tenues vestimentaires, s’oppose à une société traditionnelle issue du monde féodal dans laquelle les femmes sont peu de choses. Hirayama, après de multiples épreuves, devient la maîtresse du chef du parti. Toutefois, à l’instar de Sumako et de Shimamura, cette jeune femme est au service de son homme. C’est lui qui reste le « chef », l’autorité intellectuelle, la « lumière ». Mais cet homme est loin d’être irréprochable et se révèle être sentimentalement assez peu fiable. Hirayama le surprend en compagnie de la jeune fille qu’elle avait prise sous son aile. Elle est alors doublement trahie : par celui qu’elle aime, et par celle dont elle prenait soin. Cette énième trahison de l’homme faible incapable de résister à ses pulsions libidinales, laisse cette femme seule et désemparée. Mais dans le train qui l’emmène loin de tout se produit un genre de happy end dans la rancœur. Ce n’est pas l’homme qui in extremis se jettera aux pieds de celle qu’il aime en implorant son pardon, mais bien la jeune fautive qui prendra le train pour suivre sa bienfaitrice. Elle aussi a décidé de quitter cet homme pour suivre la militante dans son combat. La jeune fille se jette dans les bras d’Hirayama, et Mizoguchi réunit dans un même gros plan les deux visages de ces femmes enlacées dans une étreinte bouleversante qui clôturera le film.
Ce gros plan semble isoler ces deux visages du reste du monde en créant un genre de cocon dans lequel ces femmes peuvent s’étreindre sous l’œil bienveillant de Mizoguchi. Ce qu’il y a de fort chez ce cinéaste, c’est que les rares moments de tendresse ne peuvent exister qu’entre femmes. Car dans ce monde sinistre et désespérant, dans cette société mettant plus haut que tout les valeurs du mâle, les femmes ne peuvent espérer trouver de la chaleur et du réconfort qu’entre elles.
Si Mizoguchi est un des plus grands cinéastes, c’est aussi un des plus glauques. Ces personnages semblent trop fragiles pour supporter un univers qui n’est de toute façon qu’un nœud de souffrance. Dès les premiers plans, avant même de se projeter dans l’histoire, on sent la cruauté et la solitude d’êtres dont les cris ne peuvent que se perdre dans le néant.