Chaque 22 juin à l’hémisphère nord, le solstice d’été marque le plus long jour de l’année. Le signe du Cancer quant à lui entre en scène. Généralement, les personnes nées sous ce signe sont considérées comme rêveuses, sensibles. Et aussi, dit-on, à jamais marquées par l’enfance. En 1940, à des milliers de kilomètres l’un de l’autre et à une semaine près, Abbas Kiarostami et Víctor Erice naissent sous le même soleil de juin (ou presque). À ce moment-là, l’Espagne se trouve en pleine dictature franquiste. L’Iran elle, en phase d’occidentalisation depuis l’accès au pouvoir en 1925 de Rezab Khan, s’apprête à être occupée par les troupes anglo-soviétiques, qui installeront rapidement sur le trône le propre fils du Shah, Mohammed Rezah. Si l’Espagne se releva, l’Iran allait connaître encore bien des heures sombres. Pour Víctor et Abbas, leur patrie rêvée sera le 7ème Art. Tandis que Kiarostami vient au cinéma par la peinture, le graphisme et les films publicitaires et pédagogiques, Víctor Erice suit un parcours plus classique au département de réalisation de l’Escuela Oficial de Cinematografía de Madrid. Pourtant, si le parcours de vie des deux hommes est relativement dissemblable, l’exposition hommage que leur consacre aujourd’hui le Centre Pompidou (produite à l’origine par le Centre de Culture Contemporaine de Barcelone et La Casa Encendida) révèle entre eux un réseau infini d’affinités artistiques et biographiques, fortuites ou provoquées.
De leurs premiers courts et longs métrages à leur attrait partagé pour d’autres sphères artistiques (photographie ; peinture), en passant par leur participation commune à des projets de films collectifs pour aboutir à la réelle fraternité créatrice née de cette rétrospective, Víctor Erice et Abbas Kiarostami se sont bâtis en plus de quarante ans une trajectoire croisée de créateurs de récits et d’images où la vérité, la présence des êtres et des choses, mais aussi l’enfance, cette « étape mythique par excellence » et la nature – leur pureté commune –, et enfin, le goût du réel, sont essentiels.
V.E/A.K : ces deux cinéastes solitaires mais philanthropes, observateurs attentifs au monde et à ses (dés)enchantements, n’ont jamais hésité à résister aux systèmes dominants, politiques ou culturels. Et si la filmographie de Víctor Erice est plus confidentielle que celle de Kiarostami, elle n’en demeure pas moins digne d’une (re)découverte urgente.
En parallèle aux séances proposant à l’écran une intégrale de leurs filmographies respectives, doublée entre autres d’une carte blanche à Víctor Erice, l’exposition-installation consacrée aux deux artistes se tient à Pompidou jusqu’au 7 janvier 2008.
Naissance de deux cinéastes
Réalisés au début des années 1970, les deux premiers courts métrages d’Abbas Kiarostami, Le Pain et la rue (Nan va Kuche) et La Récréation (Zang‑e Tafrih), ont été tournés en noir et blanc, sans dialogues. Leurs personnages sont des enfants, deux petits garçons confrontés à de « menus » incidents sur leur chemin de retour. Plaçant d’emblée (ou presque) l’enfance au cœur de son univers, Abbas Kiarostami émet ici comme le souhait d’un retour aux origines du cinéma, un vœu d’essentiel. L’épure visuelle du noir et blanc se double du silence bruissant de vie qu’était le cinéma muet. Des années plus tard, cette esthétique d’un certain dépouillement se traduira par l’attrait d’Abbas Kiarostami pour les dispositifs simples ou le tournage en vidéo – inauguré lors du montage de la séquence finale du Goût de la cerise (Ta’m‑e Gilas, 1997) –, ou encore par le choix d’espaces clos où la parole prime sur l’image. Citons à ce sujet Ten (2002), succession de portraits filmés d’iraniennes vues uniquement dans l’habitacle confiné du véhicule d’une jeune mère divorcée, Mania, sillonnant de jour comme de nuit les rues de Téhéran.
De son côté, pour l’un de ses premiers films d’étudiant, Los Días Perdidos (1963), Víctor Erice tourne également en noir et blanc. Avec un ton et un rendu visuel quasi antonioniens, il capte avec sensibilité la « rage impuissante » d’une femme confrontée à la mort de son père – et donc à la mort définitive de sa jeunesse. Bien que montrés en arrière-plan, des silhouettes enfantines ne cessent d’aller et venir, chahutant, criant. Comme si la vie continuait malgré tout, autant dans l’espace-temps de la fiction que dans le champ même de la caméra ; comme s’il ne fallait rien travestir – ni les constats d’impuissance révélés en voix-off (« Je ne pouvais pas pleurer » dit-elle assise sur le lit du mort) ou les remords (« Je vous ai tous quittés »), ni l’envie pour le cinéaste de filmer le réel dans toute sa dimension.
Tourné une dizaine d’années plus tard, L’Esprit de la ruche (El Espíritu de la Colmena, 1973) est un film éminemment beau et juste. Ana, la cadette d’une famille habitant un petit village de Castille, se retrouve fascinée par la projection du Frankenstein de James Whale. Persuadée que le monstre du film, « l’espiritu », peut apparaître en l’invoquant, la petite Ana sera bientôt absorbée par la quête de cet homme. Le hasard mettra d’abord sur sa route un fugitif avant qu’elle ne croise enfin en rêve le reflet miroitant du monstre, bientôt là derrière elle, à portée de bras. Plus qu’une fascination ordinaire, ce qu’elle expérimente face à l’écran de cinéma est un réel ravissement. Ou plutôt, un double désir de ravissement. Autant Ana s’efforce de défier la nature mensongère du cinéma, cet « empire du faux », autant elle tente de faire entrer dans le monde du visible ces corps immatériels que sont les personnages d’un film. Pour Víctor Erice, enfance et cinéma semblent s’être unis le jour même où nous avons perdu à jamais le pouvoir d’enchantement qui leur sont propres. La mélancolie n’est pas loin ; autre thématique prégnante dans l’œuvre des deux cinéastes.
À la croisée des générations…
Entre 1973 et 1979 – date du début de la révolution iranienne –, Abbas Kiarostami poursuit lui la réalisation de nombreux films sur l’enfance dont Le Passager (Mosafer), premier long métrage de Kiarostami. Ultime film en noir et blanc du cinéaste, ce dernier met en scène un adolescent passionné de football, et surtout peu scrupuleux, faisant tout son possible pour se rendre au stade Azadi voir un match important. Déterminé, Ahmad, le jeune héros d’Où est la maison de mon ami ? (Khaneh-ye dust kojast ?, 1987), le sera indéniablement dans sa course effrénée et sinueuse pour restituer à un ami son cahier de devoirs, afin que ce dernier ne se fasse pas renvoyer de l’école. De courts en longs métrages, avec tendresse, humanité et acuité, Kiarostami affirme son style ; un style dont les trois mots-clefs pourraient être : réalisme, poésie et non-conformisme. Cinéaste de l’enfance, Abbas Kiarostami ne se cantonne pourtant pas à ce seul sujet. Datant de 1977, Le Rapport (Gozaresh), se concentre sur les vicissitudes d’un fonctionnaire accusé de corruption et confronté au thème du suicide ; un thème que l’on retrouvera au cœur du Goût de la cerise. Palmé à Cannes en 1997, le film se heurta à la censure iranienne. Bien que parfois réprouvés par l’état iranien, les films de Kiarostami ont circulé très tôt dans le circuit des festivals internationaux, offrant ainsi au monde une vision nouvelle de ce pays qu’il n’a jamais voulu quitté. Même s’il ne s’agit pas de fuir un régime autoritaire, l’exil en soi est toujours douloureux. Víctor Erice nous fait d’ailleurs sentir la mesure de cette douleur difficile à mettre en mots dans Los Días Perdidos, mais aussi dans son deuxième long métrage, Le Sud (El Sur, 1983).
Adapté d’un roman d’Adelaida García Morales, le film ne parle qu’en creux de cette Andalousie évoquée par le titre, quittée il y a longtemps par un homme apparemment impulsif et passionné devenu mari et père une fois installé dans le nord de l’Espagne. Celle qui nous nous transmet le passé de cet homme mystérieux, c’est Estrella, sa propre fille, qui, depuis fillette, voue une fascination pour ce père doué de forces mystiques au passé troué de zones d’ombres et de non-dits. Mythifié, le pays du père deviendra la terre à rejoindre une fois ce père mort. Bien que furtif, le plan succédant son suicide est bouleversant. La folie douce du père d’Estrella est-elle née pendant les heures passées en salles obscures où le visage irréel d’un amour de jeunesse devenue actrice (jouée par Aurore Clément) s’offrait faussement à lui ? Si fuir la réalité a un prix, vouloir la saisir dans toute sa complexité, débrouiller les fils, partir en quête de vérité peut être salvateur. C’est là l’attitude d’Estrella et aussi peut-être, celle que nous devrions avoir en tant que spectateur. Si Abbas Kiarostami mentionne souvent ce sentiment d’ « évidence » que la projection d’un film doit faire naître chez chacun, Víctor Erice lui, refuse toute « prise d’otages », aspirant à une combinaison, une communion, entre les imaginaires du créateur et des spectateurs. L’enfantement d’un film est alors un processus infini, ouvert.
… et des genres
Conteurs d’histoires fictionnelles, Víctor Erice et Abbas Kiarostami ont tous deux opté pour le documentaire à un moment de leur parcours. Très tôt, ce genre fait son entrée dans la filmographie kiarostamienne. Tourné entre 1975 et 1979, un premier essai s’attache ainsi à suivre les travaux de restauration du palais de Jahan-Naman. En 1977, l’intérêt de Kiarostami pour le thème de la pédagogie scolaire se nourrit d’une première série d’interview dans Hommage aux professeurs (Bozorgdasht‑e Mo’allem, 1977). Dans le même style, seront tournés Cas n°1, cas n°2 (Ghazieh‑e Shekl‑e Avval, Ghazieh‑e Shekl‑e Dovvom, 1977), étude de cas proposée à des adultes à propos de la pratique de la dénonciation à l’école, ou encore le bien nommé Devoirs du soir (Mashgh‑e Shab, 1989). Récemment, passant face caméra tout en conduisant au hasard des chemins escarpés et sans fin de la campagne iranienne, l’homme aux lunettes noires devenait récemment « donneur de leçons de cinéma » dans 10 on Ten (2004).
Il aura fallu un peu moins de dix ans à Víctor Erice pour sortir son troisième film au titre solaire : Le Songe de la lumière (El Sol del Membrillo, 1992). Davantage qu’un documentaire sur un peintre, en l’occurrence son ami Antonio López, Le Songe de la lumière s’apparente à un traité filmique sur l’acte créateur. Comment traduire sur la toile et à travers l’œil de la caméra cette difficile captation-transformation du réel et de sa part d’éphémère et d’invisible ? Selon Jean-Philippe Tessé, si « les coings sont pareils aux souvenirs, à l’éclat du premier jour du cinéma, et si Le Songe de la lumière est un traité sur la joie, il raconte aussi le poids des choses […] et la mort à venir ». L’une des salles de l’exposition consacrée à Víctor Erice présente d’ailleurs une série de scènes du film coupées au montage, ainsi que des « notes filmées » prises pendant l’été 1990 sur le travail du peintre, dites « approches » – esquisses d’un film à venir à partir de peintures urbaines en cours. Filmer les tâtonnements et les réflexions intérieures d’un artiste au travail peut passer pour un non-événement. Ne serait-ce pas là aussi l’union rare de deux hommes absorbés par leur art, s’apprivoisant dans le respect, la complicité et la patience, un moment privilégié donc, partagé entre deux créateurs ? Cette fraternité n’est-elle pas aussi à l’œuvre dans les dix lettres filmées que se sont adressées Víctor Erice et Abbas Kiarostami depuis avril 2005 dans le cadre de l’exposition « Correspondances » ?
Frères lumière
« Symétrique et réversible » l’exposition-installation du Centre Pompidou instaure une sorte de dialogue secret entre les films d’Erice et de Kiarostami. Entre L’Enfance de l’art ou l’art de l’enfance, un montage de séquences de leurs films organisé par Alain Bergala autour de thèmes communs (« Frontières », « Mélancolie », etc.) et la projection de courts quasi jumeaux qu’ils ont produits dans le cadre du projet collectif Ten Minutes Older – The Trumpet, la projection de la correspondance vidéo entretenue par Erice et Kiarostami leur donne l’occasion de correspondre enfin directement. Remplis tour à tour d’humilité, d’émotions, de pudeur, d’audace et d’impertinence, ces dix courts films valent vraiment le détour tant ils s’emparent de l’exercice avec honnêteté et originalité. Citons les segments « Mashad », la première carte postale vidéo envoyée par Abbas à Víctor filmant les courbes poétiques d’une vache au pelage noir et blanc ou encore « Sea Mail » et « Carte au trésor », bouteilles à la mer sauvées par la magie du projet. Derniers arrêts à faire pendant le temps de cette exposition-rétrospective : le dernier moyen métrage de Víctor Erice Morte rouge (Soliloquio, 2006), sorte d’autoportrait en creux d’un cinéaste cinéphile, la série récente des clichés mélancoliques et impressionnistes de Kiarostami-photographe, ou encore le film-poème de ce dernier : Five (2004) composé de cinq plans-séquences fixes scrutant la va-et-vient de vagues et l’inattendu anodin créé par les passants. Le film est dédicacé à Yasujiro Ozu. Le Goût du saké nous revient alors en mémoire. Dans sa première Carte Blanche proposée au Centre Pompidou, Víctor Erice avait choisi Gosses de Tokyo (1932) du même Ozu. Le cinéma est décidément une terre sans frontière aux chemins innombrables.