Traitement de faveur pour le « deuxième » long-métrage de Wes Craven (1977) : repris en salles cette semaine sous l’égide de Carlotta Films, La colline a des yeux reviendra encore le 7 décembre dans un coffret DVD+Blu-Ray avec bonus et livre, édité par ESC Distribution. Le film le vaut bien, non seulement pour son statut « culte », mais aussi pour sa singularité, son étrangeté qui ne le rend pas si facile à appréhender. Avec sa brutalité nourrie des genres cumulés du slasher, du survival et du film de vengeance, à la fois bricolé sur un budget dérisoire et intransigeant dans une vision paradoxalement pas si tranchée, ambitieux dans ses intentions et primitif dans leur concrétisation, La colline a des yeux s’avère finalement à l’image de la filmographie brinquebalante du créateur de Freddy Krueger. Craven, qui s’est souvent déclaré appelé aux films (voire aux téléfilms) d’horreur plus par souci d’argent que par amour du genre, n’aura-t-il pas à l’arrivée offert à celui-ci un catalogue sinueux mélangeant créations iconiques, expériences ratées, trésors d’élégance de mise en scène, efforts d’intellectualisation de l’épouvante et purs plaisirs de série B ?
Foyer sinistré
Une famille d’Américains moyens est agressée par une bande avec une grande brutalité (chasse, viol, immolation, anthropophagie), et finit par riposter en se montrant aussi brutale que les agresseurs. L’argument de La colline a des yeux, celui d’une sauvagerie qui révélerait en retour celle refoulée chez les honnêtes gens, rappelle évidemment celui du premier film de Craven, La Dernière Maison sur la gauche (1972) — à quelques décisives différences près. D’abord, la « gentille » famille n’est plus assurée de sa sécurité sur son propre territoire : en voyage de l’Ohio à Los Angeles, elle a fait échouer sa caravane au milieu d’un désert rocheux jadis terrain d’essais nucléaires. D’entrée de jeu plongée dans l’inconnu, loin de ses repères de civilisation, elle apparaît surtout immédiatement minée par l’instabilité. Si les Collingwood de La Dernière Maison sur la gauche faisaient presque trop bonne figure, les Carter de La colline a des yeux n’affichent pas vraiment la même façade de sérénité, tiraillés entre plusieurs visions de l’existence, la religiosité de la mère, la rigidité virile du père ancien policier, et des enfants qui commencent à vouloir faire leurs vies chacun de leur côté. Un des ingrédients de la montée de la tension jusqu’au déchaînement définitif de la violence réside d’ailleurs dans l’impossibilité de communiquer au sein de la famille : une des deux chiennes du groupe a disparu ; Bobby Carter, le fils, est le premier à comprendre que l’animal a été massacré, mais à plusieurs reprises interrompu ou incité à refouler ce qui le hante, il sera incapable d’informer ses proches avant que l’enfer ne s’abatte sur eux.
On devine que l’année 1975, qui a officialisé la fin honteuse de la guerre du Vietnam et sonné le glas des dernières illusions du triomphalisme américain de l’époque (la foi dans les valeurs conservatrices a, elle, déjà pris du plomb dans l’aile), est passée par là. Difficile de voir une coïncidence quand un avion de chasse passant au-dessus de la tête des Carter leur inspire une panique presque aussi intense que, plus tard, l’intrusion sauvage de barbares dans leur mobile-home — panique sensible autant dans les réactions des personnages que les réflexes de la caméra à ces moments-là, une agitation un peu hystérique empruntant ostensiblement au reportage de guerre. Comme La Dernière Maison sur la gauche, La colline a des yeux se montre hanté par le spectre d’un cataclysme historique qui a mis à mal les illusions de la société dont l’unité familiale fait partie ; mais alors que le premier film prend par surprise en retournant brutalement les apparences, le second admet d’emblée la désillusion et annonce la fragilité des victimes, non seulement face à la violence des bourreaux, mais aussi face à la tentation de l’éclatement des instincts primaires inavouables qui les habitent.
Dos à dos, sang pour sang
L’autre singularité de La colline a des yeux, qui le distingue de son prédécesseur, ce sont évidemment ses « monstres ». Si La Dernière Maison sur la gauche mettait aux prises l’illusion d’honnêteté américaine avec une bande de marginaux somme toute ordinairement sinistres, Craven peuple ici ses collines d’une véritable famille de croquemitaines. Grotesques caricatures de survivalistes maîtrisant leur territoire, tous affublés de trognes déformées dont on ne sait trop s’ils les doivent à leur consanguinité (avérée) ou à la radioactivité de la région, ils semblent ostensiblement sortis d’un horrible conte local, voire d’origine plus reculée encore si l’on se réfère à leurs prénoms inspirés de dieux romains (le patriarche s’appelle Jupiter !). On est même tenté de voir une autre inspiration mythologique quand leur première victime humaine du film n’est autre que le père renégat de Jupiter, alors que le vieillard vient à peine de conter sa tragique histoire — scène par ailleurs captivante par ses accents de narration gothique, que nous rappelle ce personnage qui, sitôt lâchées ses confidences terrifiantes, est brutalement emporté dans la nuit.
Et pourtant, si Craven se réfère sur le papier à certains traditions du conte (jusqu’à nommer les chiennes des Carter « Belle » et « Bête » !) avec l’air de vouloir élever ses croquemitaines au rang du mythe, il choisit rarement de les filmer comme tels. Le film surprend en ce qu’il adopte rapidement les points de vue des deux familles, proies et chasseurs. En particulier, il ne rechigne pas à mettre en scène Jupiter et les siens dans leur milieu de vie et dans tout leur grotesque, telle une sinistre famille Pierrafeu de cartoon où l’on semble passer beaucoup de temps à s’invectiver pour que chacun tienne son rôle dans la communauté. L’approche, qui peut paraître peu respectueuse d’une certaine tradition de l’épouvante, rappelle cependant le souvenir du traitement semblable de l’horrible famille de psychopathes dans Massacre à la tronçonneuse (1974), dérision du cercle familial autant que source d’effroi. À ceci près que Craven n’a de toute évidence pas la même conviction humoristique que Tobe Hooper, ni la même empathie envers ses personnages (victimes comme tueurs). Il y a une certaine distance dans sa représentation des individus : les Carter, avec leurs vagues personnalités, leurs tracas d’avant les agressions et les jeux plutôt schématiques de leurs interprètes, ne suscitent pas tant d’attachement que cela, malgré la sympathie que leurs statuts de victimes pourraient leur conférer ; quant au clan de Jupiter, son exhibition en atténue le côté monstrueux, mais en contrepartie la dimension comique révélée paraît trop fruste pour caractériser le film — tout au plus rend-elle la réaction des Carter encore plus glaçante. Si Craven s’intéresse aux personnages de ce film en tant que tels, ce semble avant tout sur un plan intellectuel, pour les idées qu’il peut faire porter sur leurs figures (des réminiscences perverties de contes pour les uns, les symptômes du doute social pour les autres). Et c’est presque froidement qu’il envoie tout ce monde à la boucherie — intéressant paradoxe, tandis que la frontalité pensée de sa représentation de la violence en dit long et sincèrement sur la façon dont certaines images de brutalités réelles ont marqué son envie de cinéma.