Très belle surprise que ce Norway of Life, quatre fois primé au dernier festival de Gérardmer (Grand Prix, Prix de la critique internationale, Prix du jury Jeunes, Prix du jury Sci-Fi) au moment même où les organisateurs du festival devaient se demander qui, après le cinéma d’horreur nippon (aujourd’hui moribond) et la nouvelle génération de l’épouvante British (déjà à bout de souffle), allait bien pouvoir prendre la relève. Surtout que, de films de zombies en slashers répétitifs, il devient de plus en plus difficile d’être effrayé par des recettes éprouvées, usées jusqu’à l’os. Avec ce Norway of Life glaçant et joyeusement dépressif qui aurait certainement beaucoup amusé Kafka, Jens Lien propose une alternative, plus proche d’un Terry Gilliam que d’un Wes Craven. Mais si l’angoisse n’est pas aussi viscérale et immédiate que dans The Descent ou La colline a des yeux, le monde cauchemardesque dépeint par Jens Lien distille un malaise tout aussi troublant.
Den Brysomme Mannen (« l’homme gênant »): le titre original traduit bien mieux ce second long métrage du Norvégien Jens Lien que celui choisi pour sa sortie française, un jeu de mots plus vendeur mais assez grossier. C’est l’histoire d’un homme, Andreas, que l’on emmène dans une ville, quelque part en Norvège. On ne sait pas d’où il vient, seulement qu’un bus l’a déposé au beau milieu d’un champ, près d’une station service abandonnée où un homme l’attendait, et que celui-ci a pour mission de le conduire vers sa nouvelle vie, dans cette grande ville anonyme où on lui donne un appartement, des vêtements et un emploi de comptable dans une grande entreprise. Andreas ne devrait pas poser de questions et se contenter de mener une vie sans saveur au milieu de gens étrangement vides, absents. Pourtant, Andreas a envie de savoir. Et bien entendu, cela va poser problème.
Parce que le film est avare en dialogues et que son humour minimaliste et décalé évoque un absurde que les médias (et notamment la publicité) ont attribué d’office aux peuples nordiques, beaucoup diront que Norway of Life est un film typiquement norvégien. Pourtant, coincé entre des cinémas suédois et danois plus actifs et mieux exportés, le cinéma norvégien reste méconnu : derniers grands succès internationaux en date, Insomnia d’Erik Skjoldbjærg (1997) et Kitchen Stories de Bent Hamer (2003) ont surtout servi de passeports vers Hollywood pour leurs réalisateurs. À défaut de nous en apprendre beaucoup plus sur la santé cinématographique d’un pays, Norway of Life révèle un cinéaste, Jens Lien. Sa capacité à dresser un portrait terriblement pessimiste des sociétés occidentales tout en lorgnant vers un cinéma à la fois dit « de genre » (le fantastique) et très intimiste (tout se passe dans des intérieurs feutrés, les effets visuels, voire horrifiques, sont quasi inexistants) est réellement fascinante pour l’univers unique que le réalisateur parvient à créer. Le héros, Andreas, évolue dans un monde complètement aseptisé, que l’on devine aisément comme le cauchemar capitaliste poussé à son paroxysme. Ici, ce ne sont pas seulement les appartements ou la vaisselle qui ont l’air de sortir d’un catalogue Ikea, mais aussi les personnages, sur lesquels tout glisse sans jamais les atteindre. Dans cette ville qui ressemble à une version plus douce mais finalement plus insidieuse du Village des damnés, les pétages de plomb d’Andreas sont comme des tentatives impossibles d’écailler le quotidien et de percer à jour le secret qui se cache derrière cet endroit où le bonheur a le goût d’un repas sous vide. D’ailleurs, les aliments n’ont pas de saveur, pas plus que l’amour ou le sexe.
Jens Lien captive, entre autres, parce qu’il ne cherche jamais à rationaliser les événements. Andreas se coupe volontairement un doigt ? Le lendemain, le morceau a repoussé comme si de rien n’était. Il annonce à sa femme qu’il a une liaison ? Elle lui répond en souriant qu’elle préférerait qu’il attende que le dîner planifié avec des amis soit passé pour quitter la maison. Et, lorsqu’il revient, l’épouse – toujours souriante – ne lui pose aucune question et la vie reprend son cours. Il y a évidemment quelque chose de la série télé Le Prisonnier ou du film Les Femmes de Stepford (Bryan Forbes, 1975) dans ce cauchemar domestique sans issue, sans espoir. Mais le commentaire politique se lit en filigrane, Jens Lien ne cherche pas à asséner sa thèse, et les effets en sont d’autant plus troublants : si proches de nous et surtout des publicités et catalogues dans lesquels nous sommes censés nous reconnaître, les personnages de Norway of Life font froid dans le dos. Et si, un jour pas si lointain, notre quotidien ressemblait à ça ? Souvent drôle (mais d’un humour vraiment désespéré, lancinant comme l’éclat de rire d’un condamné), Norway of Life dresse le bilan pas si fantaisiste d’une société arrivée au bout d’une double logique : le libéralisme poussé à outrance et l’acceptation des limites imposées par un gouvernement (ici occulte) qui ressemble fort à ceux qui se mettent en place un peu partout en Europe. À quelques semaines des élections présidentielles, un film fantastique norvégien qui donne un nouveau sens à la triste expression « raccompagner aux frontières » est une vraie curiosité, à ne pas rater.