Ce nouveau numéro (125) de la collection CinemAction s’avère doublement exceptionnel dans la mesure où il est entièrement consacré à un seul cinéaste (Tod Browning) qui, lui-même, se révèle être un réalisateur d’exception. Fruit d’un important travail collectif entre des auteurs divers et visiblement passionnés, cet ouvrage qui aborde avec précision le cinéma complexe et méconnu de Browning se révèle être extrêmement riche, tant dans ses recherches historiques que dans ses analyses proprement cinématographiques. Non content d’être un livre ambitieux et passionnant, il constitue également un hommage vibrant à ce cinéaste de l’insolite et de l’étrangeté.
Depuis de nombreuses décennies, la collection CinémAction a pour principe de faire découvrir l’extrême variété du cinéma mondial. Dès son titre, cet ouvrage entièrement consacré à Tod Browning nous suggère combien ce cinéaste demeure assez peu connu du grand public et aussi combien il fait encore peu l’objet d’analyses précises. Les livres qui lui sont consacrés, essentiellement étrangers (Elias Savada, David Skal, Bernd Herzegonrath…), ne bénéficient même pas de traduction française. Bien qu’un ouvrage français soit sorti récemment (par Dick Tomasovic, l’un des auteurs de l’ouvrage de CinémAction), il n’est consacré qu’au seul film Freaks, l’œuvre la plus connue de Browning, érigée depuis des décennies au rang privilégié de « film culte ». Tel est le but ambitieux et fondamental que se sont donc donnés tous les auteurs de cet ouvrage (notamment des professeurs d’université, des étudiants et aussi des historiens) : faire (re)découvrir à l’ensemble du public l’univers cinématographique, aussi complexe que passionnant, de Tod Browning, en y apportant un éclairage précis et moderne.
Face à « l’énormité » de cette démarche, l’ouvrage s’efforce de faire une approche d’autant plus logique et structurée de l’œuvre cinématographique de Browning : il débute sur le cinéaste lui-même et son étonnante personnalité pour se concentrer davantage, au fur et à mesure, sur ses films et ses thèmes conducteurs ; au passage, le livre a le mérite d’évoquer aussi les relations fondamentales entre Browning et certains de ses acteurs, qu’ils soient fétiches (Priscilla Dean, Lon Chaney) ou plus secondaires (John George, Harry Earles). Il nous dévoile aussi le goût encore plus méconnu de Browning pour l’écriture et le lien profond entre ses œuvres cinématographiques et ses nouvelles. L’autre grand intérêt de ce livre réside dans les photos qui accompagnent chacune des différentes rubriques : bien qu’on puisse regretter un peu qu’il n’y en ait pas davantage, celles qui nous sont présentées ont été à l’évidence choisies avec un soin particulier, dans la mesure où elles ont une dimension purement symbolique et illustrative, en fonction du thème de chaque article.
La rubrique biographique est aussi l’occasion de présenter des extraits d’ouvrages étrangers, américains (Bret Wood) et italien (Leonardo Gandini), dédiés à Browning. Quant aux raisons diverses et assez controversées du départ définitif de Browning en 1939, l’ouvrage nous invite à prendre un certain recul : loin de s’en tenir à une vision simple et caricaturale des évènements (la « haine » injuste des studios MGM envers le réalisateur), il s’efforce de nous présenter une réalité beaucoup plus complexe : le scandale irréparable de Freaks, la pression des studios et de la censure, certes, mais aussi un Browning vieillissant, privé du soutien de Lon Chaney et du producteur Irving Thalberg et, de surcroît, peu adapté au cinéma parlant (comme bien des cinéastes du muet)…
Le cœur de l’ouvrage porte plus particulièrement sur les thèmes, quasi-obsessionnels, qui jalonnent l’univers de Browning, placés principalement sous le signe de « l’inquiétante étrangeté » : le rapport complexe entre l’homme et ses pulsions animales, l’ambiguïté du couple père-fille (West of Zanzibar, Loin vers l’est, etc.), l’autocastration (L’Inconnu, etc.), l’illusion, le faux à travers des personnages-acteurs, des simulacres (Le Club des Trois, L’Inconnu, La Marque du vampire, etc.), le mélange constant des genres cinématographiques (Les Poupées du diable, etc.), la question de la monstruosité, tant morale que physique (Freaks)… Sans oublier le spectateur lui-même, généralement « prisonnier de son identification » (p.194) au héros browningnien, dénué de moralité mais pas d’humanité… Sans être excessif, le livre fait bien entendu la part belle à Freaks, en revenant avec précision sur la naissance et l’histoire singulières de ce film. La dernière rubrique est consacrée aux autres films majeurs de Browning, y compris (et c’est aussi l’un de ses mérites) sur certains considérés comme perdus (Londres après minuit). Cependant il est un peu regrettable que d’autres grands films de Browning (Outside the Law, Black Bird, Loin vers l’est, etc.) n’y figurent pas, même s’ils sont en partie analysés au fil de l’ouvrage, car ils ne sont pas moins personnels et intéressants.
Mais la réflexion des divers auteurs va plus loin encore dans la mesure où elle s’attache également à la dimension beaucoup plus technique (et tout aussi importante) du cinéma de Browning, depuis l’écriture de scénario (avec les jeux de mots fréquents, la portée symbolique des noms des personnages..) jusqu’au cadre et au son. Selon l’un des auteurs, Browning ira même jusqu’à une profonde remise en question de la notion de cadre, notamment dans Freaks (« Qu’est-ce qu’un plan “en pied” quand il n’y a pas de pied, ni même de jambes ?» p.146 et p.54). Cerner la complexité d’une œuvre cinématographique et de son auteur pour en révéler finalement toute la richesse et la modernité : tel est le but périlleux de ce livre consacré à Tod Browning et l’on peut penser, en le lisant, qu’il a de toute évidence été atteint. Passionnant autant que passionné, cet ouvrage tente surtout de hâter la redécouverte d’un cinéaste trop longtemps laissé dans l’ombre, espérant ainsi le début d’une véritable (et juste) réhabilitation… Un livre donc indispensable pour tous les fans de Browning mais également pour tout cinéphile digne de ce nom.