En transposant librement l’histoire d’Oliver Twist dans le monde de la prostitution masculine de Toronto, le jeune Jacob Tierney – surtout connu pour avoir joué dans quelques films indépendants primés dans les plus grands festivals – fait preuve, à 26 ans seulement, d’une étonnante maturité. Évitant habilement le misérabilisme de circonstance, il signe un film d’une grande pudeur sur un amour impossible.
Dodge (Nick Stahl), fatigué de ses nuits sans sommeil, vend son corps dans les rues glaciales de Toronto ; ses maigres revenus, s’il ne les reverse pas à un mac mystérieux en échange d’un appartement partagé avec d’autres jeunes prostitués, passent dans la drogue. Lorsque son regard croise celui d’Oliver (Joshua Close) dans un petit snack ouvert la nuit, rien ne semble a priori les rapprocher. Préservé de tout, Oliver – et son visage angélique – affichent une innocence qui contraste singulièrement avec les scènes précédentes. Mais cette rencontre n’est pas fortuite ; pour se soulager des pressions exercées par son mac et son plus fidèle serviteur Fagin (Gary Farmer), Dodge envisage de recruter le jeune éphèbe venu de nulle part. Sans grande réticence, mais sans vraiment comprendre non plus de quoi il en retourne, Oliver accepte la proposition. Mais les raisons qui le poussent à le faire se révèlent peu à peu, et déplaisent à Dodge : Oliver l’aime et espère, probablement, qu’en partageant cette expérience, il pourra apprivoiser ce nouveau collègue pour qui l’amour est un terme à la limite de l’obscène.
Avec une esthétique quasi-documentaire que certains pourront trouver un peu « cheap », Jacob Tierney suit sans fioritures le quotidien chaotique de ses personnages. En évitant le piège du misérabilisme, il dépeint un univers étrange, mêlant habilement inconscience de soi et lourdeur des corps. Ces corps, justement, sont constamment malmenés, comme si l’entrée dans l’âge adulte ne pouvait se produire sans une certaine souffrance. Entre les clients qui profitent de leur service et le froid hivernal qui semble faire l’effet d’un coup de couteau, Dodge et ses camarades survivent, errent dans les rues à la recherche d’eux-mêmes. Loin de ses racines familiales trop encombrantes, coupé du bruit diurne de la ville agitée, le jeune homme a pour seule famille Nancy, jeune femme généreuse et prévenante quand son mari (le mac) ne lui fout pas une trouille à s’en ronger les sangs.
La rencontre entre Dodge et Oliver vient alors tout bouleverser. Venu de nulle part, tombé du ciel, le jeune garçon au teint frais et à la peau imberbe semble comme envoyé du ciel pour sauver le prostitué d’une inévitable déchéance. Et pourtant, loin du manichéisme qu’aurait pu induire une telle confrontation, Oliver n’offre aucune rédemption et perd progressivement de son innocence, de sa candeur presque surréaliste, tant au contact des clients qu’il rencontre – souvent en compagnie de Dodge – que dans son amour contrarié pour ce compagnon de fortune. Mais Dodge, encore prisonnier d’un passé dont on ne saura finalement pas grand-chose malgré l’intervention très ambiguë du grand frère, n’est pas prêt à laisser naître un tel sentiment. Il rejette Oliver comme si cette demande relevait de l’obscène, de l’inacceptable là, dans cette grande chambre pourtant crasseuse où le pire (drogue, violence) se fait journalier. Pourtant, l’évident sacrifice du jeune homme prouve toute la démesure d’un amour qui n’a ni lieu ni place dans cet océan grisâtre. En acceptant de coucher avec quantité d’hommes bien plus âgés que lui, allant même jusqu’à s’humilier sur le perron d’un riche sénateur, Oliver devient progressivement un personnage relais (la toute dernière scène en atteste), permettant à Dodge de libérer toute la violence qu’il avait tenté de refouler jusqu’ici, commettant ainsi l’irréparable.
Film prometteur, Twist n’est pourtant pas exempt de quelques compromis qui affaiblissent temporairement la force de son propos. Par exemple, lorsque Nancy est abattue par « le patron » parce qu’elle n’était pas une épouse suffisamment obéissante, le sentiment d’injustice que suscite cette inexplicable disparition plonge le bras droit du mac dans un doute si insupportable qu’il n’a plus d’autre issue que de mettre fin à ses jours. Surprenant lorsqu’on voit le bourru tabasser ses protégés parce qu’ils ne ramènent pas la somme d’argent attendue. On aurait alors apprécié que Jacob Tierney évite de se compromettre dans des concessions scénaristiques qui flirtent avec le « juste retour des choses », mais sans pour autant sombrer dans un moralisme optimiste qui renvoie chaque acteur de cette tragédie à ses propres responsabilités. Cependant, ce compromis reste d’autant plus saisissant que le jeune réalisateur fait probablement l’erreur d’insister sur le dégoût des corps et de la chair lorsque le grand frère de Dodge oblige celui-ci à lui faire une fellation, histoire de le réduire sans appel à son activité de prostitué. À la limite de la complaisance, mais soutenu par l’interprétation habitée de Nick Stahl (La Ligne rouge de Terrence Malick, Bully de Larry Clark), Twist – avec son maigre budget de 500~000 $ – est pourtant une jolie réussite, dotée d’une forte conviction de cinéma qui laisse présager le meilleur pour les prochains films de cette graine de cinéaste.