Couronné à Cannes de la Caméra d’or, Samson et Delilah aborde le sujet, ô combien peu usité, des aborigènes d’Australie. Cela, mais pas seulement. En réalisant un conte solaire à la limite du surréalisme, Warwick Thornton livre aussi une proposition motivée sur l’aliénation des êtres – une démonstration qui, si elle n’est pas forcément totalement aboutie, demeure cependant remarquablement motivante.
Dans la tradition mythique des aborigènes d’Australie, le monde est créé ex-nihilo hors du Temps du rêve, un chaos créateur jugulé pour donner naissance à notre monde. Samson et Delilah vivent bien loin de ce chaos : lui passe ses journées dans une inaction mutique, laissant parfois libre cours à une nature joueuse qui lui vaut les remontrances des autres habitants ; elle travaille avec sa grand-mère, très âgée, à la création de peinture traditionnelle qui leur valent de conserver un crédit misérable auprès de l’épicerie locale. Samson se découvre amoureux de Delilah, tandis qu’elle n’en a que faire. Mais lorsque la grand-mère décède, mettant la jeune fille au ban de sa société, Samson décide de briser le cycle de la torpeur des jours perpétuellement répétés pour fuir loin de la réserve, vers la grande ville de l’homme blanc – une grande ville qui n’a pas l’intention d’accepter les deux jeunes gens.
Samson et Delilah n’est pas la copie du récit mythologique bien connu – même si chacun de ces Samson arbore une chevelure impressionnante. Samson et Delilah serait plus, à tout prendre, un récit de faiblesse. On ne peut décemment garder sa force face à la misère, au racisme et à l’indifférence qu’oppose le monde blanc aux deux jeunes protagonistes. Warwick Thornton structure son film en actes distincts : le prologue, le voyage, et sa conclusion. Son premier acte vise à construire le temps circulaire de la vie dans la réserve aborigène : une vie sans horizon, axée autour d’actions rituelles et sans signification. Davis crée dans cette première partie un monde onirique, étrange, une lancinante litanie de faits sans conséquence, appuyée par une image solaire, presque caniculaire. Les dialogues sont presque le seul fait de la grand-mère de Delilah, une ancêtre riante, à la gouaille bienvenue, qui offre un exutoire à l’atmosphère étouffante qui pèse sur la réserve. Lorsque la vieille femme meurt, c’est ce discours unique, ce fragment de chaos dans une existence qui confine au mécanisme, qui disparaît. De fait, ni Samson ni Delilah ne diront plus grand-chose.
Parvenu à la grande ville, Warwick Thornton oppose ses deux protagonistes aux occidentaux. Le réalisateur, ici, fait le pari de garder le point de vue étonné de ses deux jeunes personnages, de ne pas jouer sur le sentiment de reconnaissance de son auditoire. C’est certainement la plus grande réussite du film, que de réussir à donner au sentiment de noyade de ceux qui vivent en marge de la société du premier monde. Il ne s’agira jamais, ainsi, d’évoquer la pitié, la révolte, le sentiment de responsabilité, mais seulement – seulement ? – de proposer en partage la peur, l’incompréhension et le découragement qui peuvent saisir les marginaux. Un pari tenu avec une remarquable maîtrise par un réalisateur qui se refuse même à user des artifices les plus évidents – tel que l’intensément pathétique, mais évidemment inéluctable accident qui séparera les deux jeunes gens, une péripétie que Warwick Thornton choisit de traiter dans le registre de l’irréalité.
Samson et Delilah adopte donc un point de vue audacieux : traiter un sujet qui pourtant prêterait facilement à la concrétisation la plus rude en adoptant une vue poétique, subjectif, irréaliste – et surtout, séparée d’une vision référencée comme occidentale. L’épilogue seule va déroger à ce sentiment que le réalisateur veut instaurer, pour sacrifier à un développement attendu de son scénario – mais n’est-ce pas, également, une façon pour lui de réécrire le topos traditionnel du couple construit dans l’adversité ? La question demeure. Ce qui, en revanche, s’impose comme une évidence, c’est le talent de Warwick Thornton pour prendre possession de son univers narratif et visuel, et pour le décliner à l’écran avec une remarquable intelligence.