Lorsque Tom Ford présente A Single Man au Festival de Venise 2009, les mauvaises langues persiflent et l’ensemble de la profession aiguise ses couteaux. Le monde du cinéma n’accorde que peu de crédit aux transferts de compétences, et voir le controversé couturier s’inviter, dès son premier long métrage, dans la compétition d’un des plus grands festivals de cinéma au monde en irrite plus d’un. Ex-pilier de la maison Gucci, qu’il a sortie de la banqueroute à la fin des années 1990 pour en faire le symbole chic et clinquant de la mode du nouveau millénaire, Tom Ford devient plus star que les top-models et actrices qu’il habille. Ouvertement gay, il oppose à la caricature périmée du créateur extravagant une image d’homme viril et raffiné, control-freak passionné d’architecture, d’art et de cinéma qui cultive à la perfection ses contradictions. Compagnon de longue date d’un journaliste discret et chef de file d’une esthétique porno-chic au goût douteux, personnalité engagée dans la reconnaissance des droits des homosexuels et redoutable businessman passé maître dans l’art du marketing agressif, Tom Ford intrigue et agace.
Son physique de star de cinéma aurait pu le mener devant la caméra mais, séduit par le roman Un homme au singulier de Christopher Isherwood, il en achète les droits, co-écrit le scénario avec David Scearce et décide de le réaliser. Après sa présentation à Venise, l’industrie cinématographique internationale s’affole : A Single Man prend tout le monde de court et offre à Colin Firth la Coupe Volpi du Meilleur Acteur et à Julianne Moore l’un des plus beaux rôles de sa carrière. En expert du lancement de concepts et de marques, Tom Ford a encore une fois réussi son coup : après le Designer, voici le Cinéaste.
Force est de reconnaître qu’A Single Man fait preuve d’une richesse formelle indéniable qui balaie, dès les premières images, tous les doutes : l’homme aux commandes est un réalisateur, un vrai. Situé dans le Los Angeles du début des années 1960, le film met en scène un prof de fac britannique, George Falconer, qui peine à se remettre de la mort accidentelle de son compagnon. Sa vie, désormais monotone et réglée au millimètre, n’est qu’une succession de gestes accomplis rituellement, sans conviction. Décidé à en finir, George va vivre une série d’événements, entre rencontres fortuites et improbables coups du sort, qui pourraient redonner du sens à son existence… ou pas. Image, son, montage, décors et costumes : A Single Man est un film extrêmement maîtrisé et cohérent, où chaque parti-pris est, on le devine, mûrement réfléchi. Pour inviter le spectateur dans la vie étouffante de George, chaque plan est cadré de façon géométrique, toutes les lignes convergeant vers un seul point : le corps raide et le visage impassible de ce personnage mort-vivant. L’intérieur de sa maison, que l’on jurerait sortie d’un bouquin sur Charles Eames ou Richard Neutra, est aussi sublime que figé, glacial et sans vie. Enchaînant des plans très courts aux couleurs désaturées, Tom Ford dresse le portrait désespéré d’un homme au bout du rouleau, contraint de porter un masque social (avec ses élèves, ses voisins, ses collègues) devenu résolument insupportable.
Faut-il y voir une part autobiographique ? Affichant en permanence le même demi-sourire énigmatique sur les photos de mode ou de soirées mondaines, Tom Ford pourrait bien être cet homme las et anesthésié, que l’on imagine s’ennuyer à mourir dans ses grandes maisons d’architectes. Si le doute persiste, c’est que le film ressemble beaucoup à l’image que l’on peut se faire de cette figure médiatique et artistique insaisissable : tout est calculé, très audacieux et d’une grande finesse, mais aucune émotion ne filtre à travers cet écran de perfection. De la même manière, A Single Man avance et suscite un émerveillement constant, de la direction d’acteurs (Colin Firth n’a pas volé son prix d’interprétation) à la mise en scène qui reste, jusqu’à la fin, parfaitement maîtrisée, malgré quelques facilités (l’image reprend des couleurs dès que George se trouve en présence d’une personne qui le ramène doucement à la vie) ; pourtant, difficile d’être bouleversé, ni même simplement ému, par un film qui ne laisse que peu de place à l’inattendu. Si la mise en scène parvient à rendre palpable cette vie cadenassée, elle échoue à insuffler les bouffées de vie qui déstabilisent le personnage, et que l’on ne partage malheureusement jamais. Ça et là, quelques grains de sable viennent enrayer la machine : une étudiante décalée au look improbable de Bardot déjantée (réminiscence de la carrière de Ford aux côtés des mannequins), un intriguant latino qui drague George sur un parking et, surtout, la splendide Julianne Moore, sidérante en ex-party girl déclinante, éternelle amie du héros qui parvient, en une poignée de scènes, à emmener le film vers des torrents d’émotions contradictoires et lui redonne une palette de couleurs inédites (au propre comme au figuré). Le personnage et l’actrice auraient mérité un film entier… On croit moins, en revanche, à la relation ambiguë qui se noue entre George et l’un de ses étudiants, et encore moins à la fin, dont l’ironie un brin auto-satisfaite se veut un peu trop maligne pour être honnête.
A Single Man : un homme singulier, inaccessible, indéfinissable, mais également un homme seul, isolé, mal compris. Tom Ford pourrait bien parler de lui et tenter un auto-portrait fait de fausses pistes et de chausse-trappes, où l’obsession d’une perfection formelle écrase toute velléité d’ouverture au monde, aux autres. La mise à nu de Tom Ford prendra sans doute plus de temps que prévu mais, s’il poursuit dans cette veine cinématographique riche de promesses, le champ des possibles est immense.