Présenté à Cannes en 2008 dans la sélection de la Quinzaine des réalisateurs, Salamandra est le premier film de Pablo Agüero projeté en France. La mythique vallée d’El Bolsón n’est plus ici le cadre des tractations entre Butch Cassidy et le shérif Sheffield, mais un lieu presque halluciné par Inti, six ans, traîné là par une mère qu’il ne connaît pas. À partir de ses souvenirs d’enfance, le cinéaste argentin construit une narration minimaliste, qui évoque en creux l’histoire de l’Argentine post-Jorge Videla. Sous la caméra de Pablo Agüero, El Bolsón est un sombre repère de grotesques.
Quand le film commence, Inti, six ans, est dans son bain. Il joue avec des lettres aimantées, et compose lentement, presque incidemment, un mot : US Army. Bien plus tard dans le film, une scène fait écho à cette ouverture : Inti est accroupi dans une baignoire, pendant que sa mère, debout à côté de lui dans la baignoire, se rince les cheveux. Elle lui parle de son passé, mais Inti lui coupe la parole avant qu’elle n’ait le temps d’en dire trop. Ce qui ne se dit qu’en creux dans cette baignoire, c’est l’histoire récente de l’Argentine, la dictature. Ce qu’Inti refuse d’entendre, c’est tout ce qu’elle a pu signifier intimement pour sa mère : ces vexations, injustices, violences, dont il sent confusément sa mère en convalescence. Ce qui se donne à voir ici avec évidence, et si pudiquement, dans la mise en scène du corps déployé d’Alba (nue, les yeux fermés et les bras relevés sur ses cheveux bouclés, babillant, inconsciente du poids de ses mots, juvénile) et du corps recroquevillé d’Inti (détourné, comme gêné de l’impudeur insouciante de sa mère), c’est la complexité de la relation qui s’établit, cahin-caha, entre la mère et son fils. Alba vient de sortir de prison (pourquoi y était-elle ? Qu’a‑t-elle subi ? Pablo Agüero sait ne pas dévoiler les choses, leur restituant le poids d’une réalité à peine imaginable). Au début du film, après la première scène du bain, elle est venue chercher Inti, élevé par sa grand-mère, pour l’emmener avec elle dans la mythique vallée d’El Bolsón, en Patagonie argentine. Salamandra est l’histoire de leur difficile apprivoisement mutuel dans un espace plus menaçant qu’accueillant, refuge de tous les renégats, réfugiés, réchappés, illuminés, égarés des quatre coins du monde.
C’est à El Bolsón que Butch Cassidy et le shérif Sheffield lancé à sa poursuite se seraient retrouvés pour se partager le butin. C’est à El Bolsón qu’Inti et Alba devront eux aussi composer l’un avec l’autre pour tenter de partager quelque chose, une existence commune. La vallée prend la forme d’un maelström initiatique, qui plonge Inti et Alba dans un melting-pot (El Bolsón signifie « le gros sac » en espagnol) surchargé d’individus hallucinants (et hallucinés), sorte d’El Dorado sombre, pluvieux et quasi fantasmatique, déformé par la vision subjective de l’enfant ou par la transformation que les souvenirs impriment aux choses. Pablo Agüero a tourné son film comme un « cauchemar délirant ». « Pourtant c’est bien réel. C’est mon enfance », dit-il. L’image est prise sur le vif, décadrée, sombre, sale, le mouvement chaotique, le point de vue est celui d’un enfant qui n’a du monde qui l’entoure qu’une vision partielle. La communauté de hippies mise en scène par Pablo Agüero est une galerie de freaks, de « grotesques », ou de créatures à la Jérôme Bosch, à laquelle on peut reprocher une dimension caricaturale (même si cela participe de la construction d’un univers tumultueux et oppressant vu par le prisme d’un regard enfantin). Ici, tout ce à quoi l’on se fie peut être aussi une menace, et vice versa. Grâce au choix de ce point de vue (qui fait du hors-champ le lieu de tous les possibles), le cinéaste crée à de nombreuses reprises une réelle tension.
Salamandra, c’est moins la peinture d’un lieu, El Bolsón, que l’histoire de la quête d’un lieu : d’un foyer. La « salamandre » qui donne son nom au film désigne un poêle artisanal, fabriqué avec un baril, c’est-à-dire avec les moyens du bord. Posée en creux, la question, à l’échelle de tout un pays, est celle de la reconstitution après l’effondrement d’une dictature, quand l’Etat a fait faillite – idéologiquement aussi bien qu’économiquement. Inti n’a pas de père (et il prend ses jambes à son cou quand il voit au-dessus d’un Christ en croix l’acronyme INRI, qu’il prend pour le prénom du crucifié, un prénom un peu trop proche du sien à son goût). Alba, sa mère, vient chercher les fondations d’un nouveau foyer là où se sont réfugiés toutes les cultures, mythes, utopies marginales ou rejetées par le pouvoir. Mais son idéalisme n’est pas celui de Pablo Agüero, qui la met aux prises avec un espace hostile (même la scène de tango autour de Dick Winter, interprété par John Cale avec orchestre de scies et bouteilles, est moins conviviale ou festive qu’inquiétante), qui pousse Alba à plier bagages à plusieurs reprises. Quand elle déniche une cabane bien à elle, elle la rafistole, l’aménage, la décore comme elle le ferait d’une maison de poupées. Comme une enfant : c’est-à-dire avec une certaine irresponsabilité et la conviction inconsciente qu’elle pliera le monde à ses désirs. Parmi lesquels : l’espoir d’une vie libre, qui la pousse à refuser de fermer la porte d’entrée, à agrandir les fenêtres, à ouvrir aux quatre vents son foyer. Inti fait bien de s’accrocher au vieux Manuel de Survie qu’il a déniché car dans l’histoire, l’enfant, c’est Alba.
Il y a quelque chose de systématique ou redondant dans la succession des dangers auxquels la mère expose son fils, par naïveté et inadvertance, car le scénario ne se construit pas sur autre chose que cela, sans qu’un progrès se fasse jour. Mais cela participe aussi de la construction d’une identité, celle d’Alba (convaincante Dolores Fonzi), mère-enfant, qui tire de son innocence une force faisant de son périple autant une quête qu’une fuite, quête néanmoins inconséquente et répétitive, incapable qu’elle est de tirer les enseignements des leçons précédentes. C’est surtout un schéma narratif que Pablo Agüero met (bien) à mal : la fuite-quête maternelle dans laquelle est embarqué le petit Inti (intense et authentique Joaquin Aguila, découvert à El Bolsón) est pour lui l’occasion d’une plongée initiatique dans un monde inquiétant (l’univers du conte n’est pas loin), dans lequel l’enfance (ses soldats en plastique) s’amalgame bon an mal an à la réalité (le couteau qu’il a piqué) pour tenter de faire face aux épreuves que sa mère, malgré elle, lui impose. Or le film se termine brusquement, sans que l’on ait vu l’initiation déboucher sur une évolution évidente du personnage, sur un « apprentissage » : un passage dans le monde adulte.
En apparence, quand le film se clôt, on est à peu près à la case départ. Alba emmène Inti pour de nouvelles aventures, elle toujours aussi inconsciente, et lui toujours aussi introverti, suivant sans mot dire. L’on ne sait même pas très bien si la mère et le fils forment désormais un tandem : au moins, ils se sont – un peu – apprivoisés. Dans Salamandra, ce qui importe, ce sont avant tout les tentatives de composition par chacun des deux, du monde chaotique dans lequel ils se trouvent. On ne sait juste pas très bien s’ils y parviendront, ni s’ils y parviendront ensemble.