En pleine explosion de la Nouvelle Vague, l’un des plus admirables réalisateurs français des années 1940 et 1950 s’offrait les services d’un sex-symbol, Brigitte Bardot, pour dresser une nouvelle fois le portrait à charge d’une société puritaine et hypocrite, dénuée de compassion pour les monstres qu’elle pouvait engendrer. Le résultat est d’une précision remarquable, d’une ironie impitoyable et permet à la plus célèbre poupée du cinéma français de se distinguer par une très belle composition dramatique.
En 1960, lorsque La Vérité sort sur les écrans, Brigitte Bardot est la star de cinéma par excellence, bénéficiant d’une aura qui la rend très populaire dans le monde entier, même jusqu’aux États-Unis, ce qui permettra très certainement à Clouzot d’être nommé cette année-là à l’Oscar du meilleur film étranger. Pour qui s’est intéressé à la vie de l’actrice de cinéma depuis son départ en retraite en 1973, la chose semble difficile à imaginer puisque le mythe s’est dramatiquement érodé au fil de déclarations en tout genre (politique, religion, sexualité) qui lui valent aujourd’hui le titre peu disputé de people la moins fréquentable de France. Pourtant, lorsque Brigitte Bardot, à peine âgée de vingt ans, déboule sur les écrans français au beau milieu des années 1950, elle révolutionne l’image de la femme et bouscule la bienséance bourgeoise qui, découvrant Et Dieu… créa la femme (1956) ou En cas de malheur (1958), ne sait plus vraiment où poser ses yeux. La nudité s’y affiche sans complexe, la caméra devient complice de jeux sexuels équivoques et ce sans cette distance ironique propre au cinéma américain qui faisait par exemple de Marilyn Monroe un être ultra sexué mais définitivement inaccessible. Inconsciente de la furie qu’elle pouvait provoquer chez ses interlocuteurs masculins, Bardot était en quelque sorte la nymphette épanouie vivant dans l’immeuble d’à côté. En 1963, c’est avec cette image publique que jouera Jean-Luc Godard en lui confiant le rôle d’une femme au bord de la rupture amoureuse dans l’inoubliable Mépris.
Forcément réceptif au trouble que l’actrice pouvait provoquer au sein du public et de la gêne qu’elle pouvait parfois susciter, Henri-Georges Clouzot y vit très certainement l’opportunité d’attaquer une nouvelle fois le moralisme bourgeois qu’il n’a cessé d’exécrer dans l’ensemble de ses films, des pétainistes du Corbeau (1943) aux provinciaux des Diaboliques (1955). Mais là où Roger Vadim, Claude Autant-Lara et autres Julien Duvivier se contentaient de jouer à la poupée qu’on effeuille avec un brin de salacité, le réalisateur de Quai des Orfèvres souhaite donner à l’ingénue séductrice une véritable dimension tragique, osant quasiment en faire une martyre du puritanisme dont on ne sait plus vraiment si le principal crime est d’avoir tué son amant ou d’assumer aussi librement sa sexualité. Pour cela, Clouzot ne reculera devant rien, armé d’un scénario très solide et d’une mise en scène impitoyable qui ne laisse strictement rien au hasard. Mais la peinture de ses contemporains fait état d’une telle médiocrité généralisée qu’on peine à imaginer comment le film put être reçu aussi favorablement par le public à l’aube des années 1960. Et pour soutenir jusqu’au bout l’analogie, le récit de La Vérité sera entièrement articulé autour du procès de la jeune femme, créant un étrange et culotté jeu de miroir entre l’assistance et le public de la salle obscure tandis que les avocats, peu avares de déclarations caustiques à la limite du cynisme, sont les porte-paroles du réalisateur.
Brigitte Bardot incarne donc Dominique Marceau, jeune femme oisive qui ne sait trop quoi faire de sa vie mis à part séduire les hommes qui se présentent à elle. Désespérée par son quotidien qui ne lui inspire qu’ennui, elle parvient à convaincre ses parents de la laisser suivre sa sœur (Marie-José Nat), son exact opposé, à Paris. Insouciante et vaguement égoïste, elle vit aux crochets de sa sœur et finit même par s’enticher de son petit ami, Gilbert Tellier (Sami Frey), brillant musicien qui dissimule derrière son sérieux une propension à la passion la plus dévorante. Laissant de côté un instant sa raison et ses exigences intellectuelles, il succombe au charme endiablé de Dominique, probablement l’une des seules filles de sa génération à pouvoir remuer si gracieusement ses fesses nues à peine cachées par un léger drap de lit. Pour les deux amants commence alors une histoire houleuse mais condamnée d’avance, écrasés tous deux par une pression sociale qui ne peut ériger le désir sexuel comme moteur principal d’une relation. Détruite par un sentiment amoureux dont elle se croyait protégée, la jeune nymphe se transforme progressivement en fantôme d’elle-même (ce à quoi le jeu vaguement désincarné de Bardot donne une très belle dimension) jusqu’à commettre l’irréparable dans un moment de détresse totale.
Là où de nombreux réalisateurs se sont parfois contentés de poser au beau milieu du film un corps dont la seule beauté allait devenir le principal ressort scénaristique, Clouzot n’hésite pas un seul instant à malmener violemment l’image de l’icône jusqu’à la rendre profondément pathétique. Ici, malgré la très grande précision apportée à la reconstitution d’un Paris bohème, la volonté de réalisme est de mise. La jeune femme se déconnecte progressivement de tout ce qui la rattachait à la société : fâchée avec sa sœur, elle perd son logement, vit de combines pour ne pas dormir dans la rue et va jusqu’à monnayer son corps pour subsister. Oisive, charnelle, mendiante et prostituée, Dominique Marceau cumule toutes les tares qui feront d’elle la coupable idéale aux yeux de l’opinion. Les chefs d’accusation au cours d’un procès appellent une succession de tableaux pendant lesquels le réalisateur dessinera un personnage d’une belle ambiguïté, jouant avec le feu sans jamais mesurer l’extrême danger qui se présente à elle. Mais derrière la froideur cynique de Clouzot, n’oublions pas que l’homme, passionné par les tourments intérieurs de ses personnages, est probablement celui qui a su filmer Bardot avec le plus d’humanité. Rarement son visage inondé de larmes, reflet de toutes les humiliations dont elle a été l’objet, n’aura paru si beau. Et ce cri de désespoir lancé à une assistance incapable d’empathie (« Vous êtes tous morts !» hurle-t-elle) résonne encore comme l’une des plus déchirantes déclarations de guerre de la part d’un réalisateur qui, s’il n’a pas vraiment survécu à la révolution de la Nouvelle Vague, a toujours fait preuve d’une exigence pour son art qui force le respect.