Tout le monde peut se tromper.
Le critique, par exemple. S’il ne s’arme pas de convictions et n’essaie pas de prouver qu’il détient la vérité, il ne fait qu’étaler des goûts et des couleurs ; reste que, sous couvert de prétention à l’objectivité, il est sujet, face aux films, à des variables subjectives plus (évolution personnelle) ou moins (humeur du jour) avouables. Une dose de mauvaise foi et de fidélité à ce qu’il a un jour décrété ne lui a jamais fait de mal, mais il doit parfois se livrer à la réévaluation. Positive, le plus souvent : après tout, les films sont faits pour être aimés. Ceux qu’il a détestés, pas la peine de se forcer : même sujet à ses humeurs, il y a peu de chances qu’il se soit trompé, et le cinéma n’est pas une purge. Ceux qu’il a aimés un jour et dont il pressent qu’ils pourraient bien ne plus tenir le coup, il ne veut pas vérifier et préfère vivre avec leur souvenir. Ce sont ceux qui l’ont un peu déçu la première fois qui s’y prêtent le mieux : ceux-là, il est prêt à leur donner une deuxième chance. Hypothèse : la période tardive de Tim Burton, trop lisse pour être honnête, pourrait bien faire l’objet d’une ré-estimation à la hausse. Certitude : les films de Shyamalan, maladroits ou trop malins en apparence, révèlent toujours à la re-vision leur déconcertante simplicité en même temps que des richesses insoupçonnées. Toujours se méfier, donc, des premières impressions qu’ils suscitent.
Face à Sixième sens, son troisième long mais le premier à nous parvenir, c’est la crainte de s’être fait bluffer par le twist final qui engendrait cette méfiance. Fausse alerte : non seulement le film souffrait une seconde vision sans se dégonfler, mais il y gagnait en puissance dramatique – le thriller surnaturel était en fait une vibrante élégie sur le lien qui unit les vivants et les morts. Magnifiques exceptions, Incassable et Le Village, quoique ménageant à nouveau des retournements de situation, s’offraient d’emblée comme de grands films – ambigus mais profonds, évidents et majestueux. En revanche, Signes, La Jeune Fille de l’eau et Phénomènes déroutaient par leurs ficelles un peu grosses et leurs ambiguïtés idéologiques moins fécondes, que n’arrangeait pas forcément leur propension au grotesque. Les premières n’étaient pourtant que broutilles éclipsant des beautés secrètes et plus fondamentales, et la dernière garantissait une salutaire distance vis-à-vis de la tentation de solennité. À chaque film, quoi qu’on en dise, Shyamalan se remet en question, et bouscule les habitudes du spectateur. Les déceptions sont souvent dues à sa tentative d’éveiller, à travers des configurations toujours renouvelées, des émotions fragiles, jamais naturelles, sur le fil entre lourdeur et subtilité, ridicule et vérité : voir les personnages de La Jeune Fille de l’eau appelés à questionner leur rôle dans un conte de fées, ou l’étrange façon qu’a Wahlberg de jouer le grand enfant dans Phénomènes.
Pour ceux qui ne sont toujours pas convaincus (tout le monde peut se tromper), un dossier reviendra prochainement sur l’évolution du cinéma de Shyamalan. Pour l’heure, on l’aura compris, cette longue et précautionneuse introduction n’a pour but que de se réserver, plus que jamais, le droit de se tromper sur Le Dernier Maître de l’air qui, vu une seule fois à ce jour, n’avait pas bonne mine.
Il ne faut pas exagérer : ce n’est pas non plus la catastrophe planétaire annoncée par les critiques outre-Atlantique. Shyamalan distille même un certain plaisir dans sa façon décontractée – clairement héritée de Star Wars – de mener une intrigue de fantasy qui se joue aux quatre coins d’un univers. Son film est adapté de la série animée Avatar (le titre étant déjà pris par un obscur western digital sorti l’année dernière, il a fallu se rabattre sur le sous-titre). Laissons les fans s’étriper sur les forums à propos des questions de « restitution » et de fidélité, qui n’ont, en l’espèce, aucune espèce d’importance. Le risque, lorsqu’on réduit une saison entière à un seul film, c’est surtout de perdre la marge de manœuvre dont dispose une série pour déployer ses enjeux dans le temps, et de n’en garder qu’un concentré mal digéré. Le Dernier Maître de l’air, qui veut à la fois tout résumer et prendre son temps, ressemble ainsi parfois à une longue bande-annonce dévitalisée, truffée de punchlines solennelles.
Des dommages collatéraux de cette compression du récit, le film rit parfois lui-même, comme lorsqu’il lui suffit d’un champ-contrechamp et d’une voix-off ironique pour faire naître un amour entre Sokka et la princesse Yue. Seulement voilà, être conscient de ses propres limites ne suffit pas à abolir les limites, encore faut-il en faire une force − et Shyamalan est le premier à le savoir : c’est au cœur de tous ses films. Or quelques scènes plus tard – attention spoiler –, lorsqu’il s’avère nécessaire pour la princesse de se sacrifier, étant donné le peu de consistance de l’amour de Sokka pour elle et, plus généralement, l’absence d’intérêt de son personnage, sa mort se trouve dénuée de toute valeur dramatique. N’importe quel moyen d’esquiver la question de la mort (par pudeur, par déni, par mysticisme) aurait mieux valu que cette ahurissante façon de la filmer sans la moindre conviction. De la part d’un auteur jusqu’alors très travaillé par le deuil, c’est pour le moins étonnant. Mais tout le monde peut se tromper.
Alors, vidée de toute substance humaine et émotionnelle, la scène, où le cinéaste aurait dû exceller, se voit réduire à un passage obligé pour sauver le monde. Le film est globalement à l’avenant : enfoui sous des couches de molles péripéties et une direction artistique d’un goût très moyen, le passage du déni à l’acceptation de ses émotions et de son potentiel – la grande affaire de Shyamalan – apparaît comme un grigri pendant à son cou par habitude, vidé de toute ferveur et de la moindre signification. Le film en devient assez bêtement manichéen (le fait que les gentils soient blancs et les méchants bronzés, s’il ne justifie pas les ridicules appels au boycott, n’arrange rien), sans que ses rengaines sur le destin, l’Élu, etc., ne soient jamais dialectisées ou rendues sensiblement douloureuses pour les personnages.
Sans doute pas pour rien dans cette stérilisation des émotions (avec la 3D, pas franchement passionnante), sa quête perpétuelle d’unité et d’ampleur à travers les mouvements de caméra, s’avère pourtant assez grisante. Shyamalan fait notamment le choix gonflé de filmer les combats en longs plans – parfois ponctués de zooms détaillant les pouvoirs du combattant –, à l’opposé du découpage spatial atomisé et du montage cinétique des films d’arts martiaux. Les mauvaises langues diront que c’est pour faire son intéressant, ou pour favoriser le passage en 3D, qui supporte mal les plans trop courts. Le film trouve pourtant dans ce parti pris, qui mêle fluidité aérienne et épuisement des corps, une drôle de grâce pataude où réside peut-être la clé de sa réévaluation…
Quoi qu’il en soit, première tentative de Shyamalan d’adapter un matériau qui ne soit pas né de son imagination, Le Dernier Maître de l’air n’apporte pas un renouveau passionnant dans son cinéma. Peut-être devrait-il mettre en scène un scénario non écrit par lui, voire s’essayer à la pure commande ? Un épisode de Twilight, par exemple (même si l’adolescence ne l’a jamais intéressé – chez lui, les enfants sont de petits adultes et les adultes de grands enfants) : son sens de la palpitation des sentiments y ferait merveille, et son intérêt pour le déchiffrage des signes du monde pourrait désenclaver un peu l’esprit de personnages un peu trop enfermés sur eux-mêmes…
Ou peut-être pas.
Tout le monde peut se tromper.