Alain Corneau est un touche-à-tout. S’il s’adonne à la comédie, il aime aussi le film de gangster (Police Python 357, 1977), le film noir (Le Deuxième Souffle, 2007), les êtres au bord de la rupture mentale (Série noire, 1979), les confrontations dans les sphères de pouvoir (Stupeur et tremblements, 2003). Fort de ces expériences-là, le réalisateur à la filmographie hétéroclite a décidé de s’essayer au thriller psychologique. Malgré un pitch prometteur et une belle distribution, Crime d’amour s’avère malheureusement inégal et didactique.
Deux femmes au sommet d’une grande entreprise se frottent et s’affrontent dans une relation trouble, à la violence contenue. Isabelle (Ludivine Sagnier) travaille avec application sous les ordres de Christine (Kristin Scott Thomas), une femme de tête à la sensualité troublante et à l’autorité glaciale. Consciente de son ascendant, Christine s’amuse de la vulnérabilité d’Isabelle avec une délectation effrayante. Mais, sous la jeune femme timide, elle découvre une jeune louve, prête à lui damer le pion quand la possibilité d’un poste à New York se dessine. Pour Christine, cet affront est une infidélité impardonnable. Dans la froideur et le silence des bureaux de La Défense, la machine infernale de l’humiliation se met en marche. Entre ces deux femmes d’une intelligence également diabolique, se trouve ballotté un homme corrompu : Philippe, marionnette sans importance, mais arme puissante dans les mains de Christine. Évidemment, malgré son apparente fragilité, Isabelle va prendre le dessus : elle tue froidement Christine, visant droit au cœur l’objet de sa passion déçue. Entre érotisme et violence, là s’achève la partie intéressante du film, encore presque trop sage pour justifier pleinement le projet maléfique de l’oie blanche aux mains sales. Ce premier volet du film offre quelques beaux moments de cinéma : comme cette discussion en huis clos où Christine oblige Isabelle à lui avouer son amour et où la poupée blonde en fait l’aveu dans une douleur sincère, ou encore comme cette scène poignante où Isabelle s’effondre littéralement et pleure jusqu’au cri, après avoir compris que son amant n’était qu’un instrument de la vengeance de sa supérieure. Entre ces moments d’éclat, à donner le frisson, l’intrigue progresse bien lentement jusqu’au coup de couteau libérateur. On regrette que la confrontation quotidienne des deux protagonistes n’ait pas été plus exaltée, vues les capacités présumées des deux actrices en présence.
On va ensuite nous expliquer par le menu comment la criminelle au visage d’ange avait planifié l’exécution de Christine et ses conséquences dans les moindres détails. Isabelle avait tout préparé avec la même minutie que celle à l’œuvre dans le traitement de ses dossiers ou dans le rangement monastique d’une maison aussi vide que sa vie personnelle. Les indices ostensiblement mis en scène par ses soins en font la coupable idéale. « Trop parfaite pour être vraie », doivent finir par se dire les enquêteurs, pour l’innocenter sans l’ombre d’un doute. La seconde partie du film décrit donc les étapes d’une enquête, dont Isabelle a anticipé tout le déroulement avec un machiavélisme certain. Comme nous savons qu’elle parviendra à se faire innocenter (sinon le film n’existe plus), on s’ennuie rapidement face à une succession de séquences explicitant la machination criminelle à coups de flashbacks superflus. Le film perd de son intérêt et de son audace. La police et la justice sont tournées en ridicule, contraintes de jouer un mauvais épisode de série médico-procédurale, au-delà du réel de l’aberration scénaristique ! Dans Crime d’amour, l’analyse matérielle d’un bout de tissu permet de confirmer que cette pièce à conviction est identique à l’image d’une étoffe : celle de l’écharpe photographiée au cou d’Isabelle quelques jours plus tôt. Encore plus fort que les pixels inexistants qui apparaissent comme par magie dans les images floues analysées par Les Experts ou l’équipe de Bones ! On assiste donc patiemment à un lent dénouement, dont seuls les derniers plans ravivent notre intérêt. Relookée façon Veronica Lake, la vénéneuse Isabelle est devenue le monstre qu’elle a supprimé, au risque de subir un jour le même sort que sa propre victime… L’entreprise est un univers impitoyable, nous rappelle en substance Alain Corneau en cette période où les conséquences tragiques du stress au travail ont si souvent fait la une des journaux.
En fait, dans Crime d’amour, tout est construit sagement, avec minutie, comme si le film lui-même avait été conçu par le personnage d’Isabelle. La lumière est belle, adaptée aux lieux et aux enjeux du sujet. L’écriture sonore est judicieusement conçue pour mettre en valeur la froideur du milieu et la folie des personnages (la musique intervenant uniquement au moment du crime, quand la passion se déchaîne de manière aussi brève qu’irréversible). Cette perfection plastique sert malheureusement un film sans grande surprise narrative, qui permet malgré tout de revoir (enfin) Ludivine Sagnier dans un rôle-titre ambitieux et de passer un moment avec Kristin Scott Thomas, actrice polymorphe d’une énergie toujours fascinante. Enfin, et ce n’est pas rien, il est appréciable de voir un film français construit sur des personnages féminins aussi forts et indépendants que ces deux-là. Isabelle et Christine ne se déchirent pas pour un homme et ne souffrent pas de cette fameuse sensibilité prétendument féminine. Leur affrontement ne tient pas compte de leur genre. Ce sont juste des êtres humains, avec tous les vices que cette nature complexe peut comporter.