Sympathy for the Devil met en lumière tout autant qu’il interroge ce basculement qui a vu Monte Hellman et d’autres cinéastes des seventies disparaître du cinéma américain à l’orée des années 1980. À l’image des Terrence Malick, Michael Cimino, Dennis Hopper ou encore Paul Schrader, ces absences-déclins ont toutes des raisons particulières où l’histoire intime tient une grande place. Mais elles figurent aussi la fin de la disposition d’un système à laisser des créateurs s’exprimer librement avec le risque de se tirer une balle dans le pied. Incarnation de l’échec (annoncé) d’une utopie, la voie de Monte Hellman demeure donc emblématique. Et l’entretien réalisé avec Emmanuel Burdeau au moment où ce dernier, avec Road to Nowhere, interroge son parcours et règle quelques comptes avec un cinéma qu’il n’a finalement jamais quitté, est donc éminemment précieux et se dévore comme s’il s’agissait là d’une autobiographie aussi riche qu’énigmatique.
À l’instar de l’entretien avec Judd Apatow (Comédie mode d’emploi), cette course en marche arrière sur les lieux de passage et de voyage de Monte Hellman, débute par un avant-propos d’Emmanuel Burdeau. Érudit de son cinéma, Burdeau en vient à épingler quelques faits remarquables au cœur des films de Monte Hellman. Et en bon passeur chargé d’éclairer un cinéma parfois abstrait, Burdeau insiste sur le fait que Road to Nowhere ne constitue pas un virage radical mais demeure le prolongement subtil des « notions d’arbitraire et de mensonge » logées au cœur des fictions d’Hellman. Macadam à deux voies étant selon lui régi par « l’alternance entre la fiction de la compétition automobile et la dérision de cette fiction ». L’avant-propos est court et dense mais il consiste en un démarrage-rappel avant de conduire un entretien-fleuve où il s’agira de laisser le cinéaste s’exprimer tout en insistant, aux bons endroits, sur des propos parfois elliptiques et obscurs.
Au cœur d’une lecture agréable et passionnante chapitrée chronologiquement mais faite de tours et de détours, Monte Hellman confesse des sentiments particulièrement révélateurs. Celui qui laissera le plus songeur reste peut-être cette révélation d’une tristesse absolue mettant en lumière les rancœurs tirées des projets avortés du cinéaste : « On vole parfois votre vie en vous entraînant dans ce genre de folies. » La carrière de Monte Hellman est ainsi faite. Un parcours diabolique scandé par les échecs et déboires d’un cinéaste pourtant intelligent, cultivé et grand connaisseur du cinéma (les références abondent), de ses logiques. Un homme qui filme pour « porter le deuil de sa vie ». Un « homme en colère » qui se soigne à coups de margharita, en enseignant le cinéma, en maniant parfois une ironie drôle, amère et parfois inquiétante dans sa pleine conscience de l’échec. Or de ses « échecs » que ce cinéma absurde, existentiel projette et donne à voir, on comprendra qu’ils ne tiennent pas à lui seul. Ou comment les sorties de The Shooting, Flight to Fury et Macadam à deux voies ont été à l’époque annulées voire sabordées. Ou comment la réalité d’un système et d’une époque soi-disant idéale n’était pas tout à fait le doux îlot que l’on cherche aujourd’hui à fantasmer.
D’un cinéma où il a voulu « forcer à voir » la lente littéralité, Monte Hellman en explique les fondements, les influences et les conditions de production. De sa théorie du jeu où le personnage doit devenir l’acteur, il explique comment ses films questionnent souvent le dualisme illusion et réalité. Durant tout l’entretien, il se livrera à des révélations, des anecdotes fameuses et ne sera pas avare pour révéler sous quel héritage où il se place. Strié d’histoires et de la vérification d’une certaine théorie (les assassinats des années 1960 comme matrice des formes émergentes de l’époque), la discussion portera aussi sur les fameuses personnalités (Roger Corman, Warren Oates, Jack Nicholson) qui ont collaboré avec Monte Hellman. De même, et c’est une petite victoire sur le temps, l’entretien revient sur les généreux coups de main que l’habile Hellman a offerts à des films comme Reservoir Dogs, Buffalo ’66, Avalanche Express, Robocop, Pat Garrett et Billy the Kid.
Enfin, grâce à des annotations de « détraduction » qui feraient presque entendre la voix de Monte Hellman, des photos de tournage et des extraits de scénarios, il ne fait plus aucun doute que les éditions Capricci apportent un vent frais à cette manière, trop souvent universitaire, dont les livres sur le cinéma sont pensés / fabriqués. Sympathy for the Devil demeure donc ce genre d’entretien qui devrait se lire afin de mieux saisir les fondements de cette charge forcément empoisonnée qu’est Road to Nowhere.