Pour cette nouvelle sortie DVD des éditions Carlotta, le mot « curiosité » n’est pas vain — ni très flatteur. Fruit de l’union improbable d’une commande à but prophylactique et d’un film d’aventures à l’affiche surchargée et l’équipement d’un James Bond, Opération opium ne mérite guère d’être mentionné que pour l’étrangeté de ce mariage mal assorti, où chacun des conjoints anesthésie et trahit les faiblesses de l’autre.
Croissance incontrôlée
Un tandem d’enquêteurs mal assortis comme dans un buddy-movie — l’Américain aux sourcils froncés et l’Anglais au sourire narquois — est envoyé par l’ONU sur la piste d’une cargaison d’opium venue d’Iran et destinée à la redistribution en Occident par la Mafia, marchandise qu’on a secrètement rendue radioactive pour mieux la tracer. Leur enquête, de Téhéran en Italie en passant par Genève, mettra sur leur chemin Yul Brynner, Omar Sharif et Marcello Mastroianni entre autres alliés, Angie Dickinson et Rita Hayworth en femmes mystérieuses, un assassin imposant en la personne de Harold Sakata (l’interprète d’Oddjob le sinistre lanceur de chapeaux de Goldfinger), de grands espaces parcourus à cheval… et au milieu de tout ça, la toxicomanie filmée comme un phénomène d’exhibition et quelques avertissements bien sentis sur les dangers de la drogue (ainsi que, sur un ton plus conciliant, ceux de l’alcool et du tabac). Opération opium s’apparente décidément à une version exotique et sur-budgétisée de notre Razzia sur la chnouf national, où un volontarisme plus prononcé à alerter sur le caractère criminel de l’usage et du trafic de stupéfiants ne se heurterait que plus violemment aux systématismes d’une industrie cinématographique, pour générer un ensemble disparate et machinalement mis en branle par des techniciens plus professionnels que concernés.
Si tout film, comme disait Rivette, est un documentaire sur son propre tournage, alors l’aperçu offert par Opération opium des conditions de sa production est pour le moins gratiné. Un petit complément d’histoire — fourni par le journaliste Philippe Lombard en guise d’unique bonus de cette édition DVD — n’est tout de même pas de trop pour connaître les tenants et aboutissants de ce qui ressemble à un accident industriel. Ce fut l’ONU qui, dans les années 1960, soucieuse de redorer son image écornée par sa piètre marge de manœuvre dans le contexte mondial de l’époque où les États-Unis et l’URSS menaient la danse, prit contact avec des producteurs et leur commanda une série de téléfilms visant à illustrer son action auprès du grand public. Le projet hautement pédagogique susciterait finalement quatre films destinés au petit écran : Carol for Another Christmas de Mankiewicz, Who Has Seen the Wind ? de George Sidney, le court Once Upon a Tractor de Leopoldo Torre Nilsson et enfin The Poppy Is Also a Flower de Terence Young. Ce dernier s’avéra le plus coûteux des quatre, et aussi le plus décevant en termes d’audience. Tablant sur ses atouts de film d’aventures, on s’empressa alors de le distribuer, en une version rallongée, dans les salles américaines, puis mondiales pour le rentabiliser, fût-ce sous des titres nettement plus accrocheurs que l’original — tels que Danger Grows Wild en Grande-Bretagne, Las Flores del Diablo en Espagne, et en France donc, Opération opium.
Filmer et laisser mourir
On peut imaginer la perplexité de certains spectateurs de l’époque devant un film cherchant à ce point son genre (film d’aventures ou film policier ?), son rythme (manque de nervosité préjudiciable), son registre (cohabitation curieuse d’humour bon enfant — où on règle les différends à « pierre-papier-ciseaux » — et de moments d’épanchement psychologique sommaire) et enfin son discours. Car la propagande bien intentionnée, mais aussi subtile que le prêche d’un maître d’école, pouvait difficilement composer avec une production vouée au divertissement d’évasion formaté. Terence Young en particulier, qui venait d’œuvrer aux débuts en fanfare de la franchise James Bond (Dr No, Bons baisers de Russie et Opération Tonnerre), a poussé le vice de l’homme de métier jusqu’à reprendre quelques recettes de cette même franchise pour Opération opium : Ian Fleming a participé au scénario, « Oddjob » vient jouer les utilités en lançant des couteaux, un agent de l’ONU cache des informations dans une cache secrète de sa semelle de chaussure. C’est ce professionnalisme sec, non dénué de savoir-faire et de ressources techniques, mais sans franc point de vue sur son matériau hétéroclite, qui laisse les deux systématismes (propagande et spectacle) peu propres à la conciliation, et finalement laisse leurs failles s’exposer : le paternalisme publicitaire de l’un (« mais où ira tout cet or ? aux centres de désintoxication »), l’imaginaire mécanisé, comme routinier malgré les échappées proposées par le scénario, de l’autre.
Une seule vraie pointe d’émotion perce de cet assemblage industriel : la vision d’une méconnaissable Rita Hayworth en fin de carrière, interprétant sur un mode fantomatique un personnage de toxicomane bien éloigné de la sensualité de Gilda et de La Dame de Shanghai.