Succès monstre à sa sortie en 1962, pimenté de quelques répliques de charmants bambins qu’on cite encore aujourd’hui, La Guerre des boutons d’Yves Robert s’est fait une place confortable dans la mémoire collective des (télé)spectateurs français. Un aspect du film que la mémoire collective chérit beaucoup moins est le contexte politique qui a suscité l’œuvre d’origine, dont le film reprend les grandes lignes : les affrontements de moins en moins inoffensifs entre les enfants de deux villages voisins, lesquels déploient des moyens impressionnants à leur échelle pour écraser l’adversaire. On a pu voir dans le roman écrit par Louis Pergaud en 1912 une projection du temps et des idées contestataires de son auteur, socialiste anticlérical et antimilitariste. Transposée à l’écran cinquante ans plus tard, la possible prémonition de la Première Guerre mondiale ne pouvait éviter de perdre au moins un peu de sa pertinence.
Néanmoins, Yves Robert et son coscénariste François Boyer tentent de reproduire à leur tour un sous-texte à leur histoire contemporain — mais on soupçonne qu’ils le font par devoir civique, dans une confusion parfois embarrassante qui ne rend compte de la présence de l’Histoire que comme une greffe mal acceptée, comme s’il fallait en réalité l’évacuer, voire la neutraliser. Entendre en particulier, dans un film de 1962 situé à une période qu’on suppose à peine antérieure, un charmant petit garçon proposer de réinventer la « chambre à gaz » (sic) à base de pets, comme s’il s’agissait d’un gag innocent à accepter comme tel, laisse songeur. Autant dire que ces velléités d’allusion historique, dont on ne sait trop s’il s’agit de déférence académique maladroite envers le sous-texte du roman ou d’un effort conscient et mal placé pour soulager de sombres stigmates collectifs, font un peu tache sur ce qui a fait jusqu’à ce jour le succès public du film : les facéties de garnements, pour qui on évite tout risque de trouble (laissant seul le plus grand d’entre eux, le pré-ado Lebrac, s’alourdir d’un peu de gravité sur la fin). Or même en se penchant sur cet autre aspect, on se dit que la maladresse seule ne saurait tout expliquer.
Opportune innocence
On comprend très vite pourquoi cette Guerre des boutons a rencontré, et rencontre encore, une telle adhésion — et aussi à quel point ces raisons ne sont pas si limpides et inattaquables que ça. Il faut ouvrir les yeux : ces personnages d’enfants qu’on voit singer les querelles de clocher des parents, avec le plus grand sérieux (et pourtant pour faire rire), des trésors d’inventivité et un langage fleuri, apparaissent moins comme des enfants que comme de fantasmes de petits adultes — soit des êtres qui en viendraient aux extrémités des adultes avec l’innocence qu’on prête aux enfants. Passée entre les mains d’artisans acquis à ce cinéma français « de papa » que combattait au même moment la Nouvelle Vague (soit un cinéma conçu seulement comme une somme de qualités professionnelles), et malgré le choix attentif de petits acteurs que mena Robert avant le tournage, la conception de ces personnages d’enfants paraît encore plus artificielle : chacun d’eux se révèle un simulacre visant à plaire à tous les âges, résultant de l’addition basique d’une bonne bouille et de bons mots comme les dialoguistes français les affectionnent (le leitmotiv comique « si j’aurais su, j’aurais pas v’nu », trouvaille de Boyer absente du roman). La Guerre des boutons s’apparente à un énième produit formaté par la « qualité française », mais de surcroît habillé en culotte courte : soit l’alliance du calibrage industriel standard visant le consensus, et de visages d’anges pour y ajouter l’attendrissement, voire flatter la nostalgie d’une innocence révolue.
Car il ne s’agit, au fond, que de cela : investir l’enfance provinciale comme une parenthèse enchantée où le spectateur pourrait se plonger, adhérant aux règles spécifiques de cet univers en rêvant y avoir déjà vécu, niant les écarts qui séparent le réel et cette illusion. Rien d’étonnant à ce que le public français de 1962 s’y soit engouffré. La Guerre des boutons est sorti en salles en avril de cette année-là — à peine un mois après la signature des accords d’Évian, scellant la fin de « l’Algérie française » à la suite de huit ans d’une guerre dont personne n’était fier. Autrement dit, à point nommé pour offrir une échappatoire au traumatisme national, par le spectacle d’une guerre « pour de faux ». Mais ce qui entache la sympathie réclamée par le film d’Yves Robert n’est pas tant cet objectif de fuite de l’actualité que le simplisme, si pratique et si peu regardant, des représentations qu’il utilise à cet effet. C’est cette application à lisser ce spectacle de guerre juvénile en le vidant du moindre trouble, isolant par commodité la gravité sur les adultes réprobateurs et l’enfant pour quoi la maturité approche (Lebrac). C’est cette vision formatée et consensuelle — juste émaillée de facéties pour être haut en couleurs — de l’enfance, de la campagne, des racines supposées du spectateur français, qu’il étale à grande échelle — et à grands renforts du professionnalisme de chacun — comme une généralité à clamer à tous : une réclame géante pour des souvenirs collectifs réarrangés.
Face au consensus
Et pour tant de complaisance dans la séduction de la nostalgie, La Guerre des boutons n’a pas l’excuse de l’ancienneté (le vieux cliché selon lequel le cinéma ancien aurait été plus prude que l’actuel), ni de ne pas viser la noirceur appuyée de Sa Majesté des mouches. Bien avant lui, un film prenait bien moins de gants, se souciait bien moins du polissage pour décrire l’insouciance de l’enfance et le rapport entre générations : Zéro de conduite, bijou compact mais fulgurant de Jean Vigo. Là, les petits personnages n’ont nul besoin de bons mots pour acquérir leur existence. Leur espace y est mis en perspective par une mise en scène sachant faire fi des défauts techniques pour livrer des visions saisissantes et évocatrices. Surtout, les jeux de gamins n’y sont pas tendus au spectateur adulte comme un refuge ou un reflet épuré, mais jetés à sa face comme un signe de conflit œdipien, une revendication d’identité ; la fougue de la jeunesse n’y est pas innocente, mais au contraire très concernée par sa condition de dépendance et prompte à dénoncer l’autorité. C’était en 1933. Zéro de conduite subit alors les foudres de la censure qui, le qualifiant carrément d’ « antifrançais » pour sa satire de l’institution scolaire, le priva d’exploitation jusqu’en 1945. Un risque que n’a guère encouru cette Guerre des boutons qui d’ailleurs évite d’en prendre, tant elle cherche à adhérer aux fantasmes nostalgiques de tout le monde — effort récompensé, triste ironie, par le « prix Jean Vigo ».
Quant aux deux remakes de ce film réalisés en 2011, il est évident qu’ils ne cherchaient pas seulement à en reproduire le succès commercial. Ils couraient véritablement après sa formule, sa méthode pour se confire dans son académisme et l’habiller des gazouillis sur-dialogués de « chères têtes blondes », sa façon d’éviter de regarder le réel dans les yeux en se réfugiant dans les rassurantes images d’Épinal qui rassurent et bercent jusqu’à l’assoupissement, sa fuite de tout ce qui pourrait faire sortir l’esprit de son confort et l’amener à s’intéresser à ce que cache l’immédiateté trompeuse des sentiments. Ces trucs de séduction collective n’ont pas d’âge ; en noir et blanc ou en couleurs, ils ont toujours fonctionné, et n’ont jamais servi que les intérêts de ceux qui en usent.