Sur papier ou à l’écran, le polar a pour vocation de s’appuyer sur une certaine observation du contemporain. De la dimension sociologique à l’humaine, il n’y a qu’un pas que les artisans du genre ont à peu près tous appris à franchir, avec plus ou moins d’inspiration suivant l’intuition qu’ils avaient du lien entre les deux. Cependant, un ouvrage comme Bullhead, superposition assez scolaire et bancale de polar et de drame introspectif, nous fait signe que ce lien n’est pas évident pour tout le monde, au point de pousser au recours à des facilités narratives regrettables.
Pourtant, il suffisait peut-être de peu de chose à Bullhead pour susciter l’intérêt. Prenant pour cadre un réseau de trafic d’hormones à usage agricole en Belgique, le film porte une certaine singularité cartographique, ses intertitres géographiques nous baladant à travers les frontières intérieures d’un pays éclaté par les disparités régionales et linguistiques. Le film, cependant, est flamand et ne profite guère de cette diversité pour se défaire de certains réflexes communautaires discutables : ainsi, les deux seuls personnages wallons sont aussi les plus ridicules. Ils sont aussi une marque des limites d’un polar jouant un peu trop paresseusement de ses codes : les tractations entre trafiquants où les disparités sociales recréent une hiérarchie de film de mafia ; les retournements de scénario un peu faciles simplifiant ou complexifiant l’enquête policière (par le truchement de personnages grossièrement taillés, comme nos deux crétins de Wallons) ; la caméra tentant parfois le coup de force ostensible en avançant au rythme d’une marche menaçante, alors que c’est plutôt elle qui menace. De toute évidence, le genre sert ici de prétexte à une démonstration un peu stérile d’habileté narrative.
Un antihéros à l’abattoir
Bullhead affiche pourtant l’intention de sortir des clous, grossissant un des rouages de son polar en un drame individuel, comme si c’était à celui-ci que le film de genre servait de prétexte. Le personnage central de ce vrai-faux polar est on ne peut plus voyant : Jacky est un colosse, une sorte de Schwarzenegger amoché et en combinaison d’agriculteur, anomalie dont le surnom « Tête de bœuf » titre le film. Il serait plutôt beau gosse, et un partenaire fiable dans le réseau des hormones, s’il n’avait pas pris l’habitude de goûter à la marchandise destinée aux bêtes, maintenant son corps à l’état de quartier de viande ambulant et menaçant. L’acteur Matthias Schoenaerts porte avec justesse cette masse organique où l’humain mâle en manque d’assurance lutte avec le lest de l’animal, voire de la chose. Cependant, le regard qu’a le scénariste-réalisateur Michaël R. Roskam sur ce personnage s’avère tristement limité, participant au processus de chosification. Sa mise en scène ne s’inspire du conflit physique qui se joue chez Jacky qu’en se repaissant des contours de son anormale musculature, à contre-jour ou avec des filtres de couleur, tandis que la créature médite ou exhale sa rage intérieure dans la pénombre.
Surtout, Roskam n’oublie hélas jamais que son personnage n’est pas seulement un objet de fascination qu’il offre au spectateur, mais aussi un rouage dans sa mécanique scénaristique. En un flash-back explicitant le traumatisme d’enfance bien glauque qui a amené Jacky à cet état, c’est le scénario qui affirme son contrôle sur lui, le prive de la part intime qui n’avait nul besoin d’être sue pour être émouvante, et le réoriente inexorablement sur les rails tout tracés d’un polar dont les conventions, mais surtout les pires travers académiques reprennent leurs droits. Car sur la lutte désespérée de l’antihéros pour se sentir homme pèse désormais la menace de complaisance du genre dans le pessimisme, tendance à envoyer les personnages au casse-pipe non par conviction sincère sur la façon dont le monde tourne, mais parce que le genre l’exige pour mieux se la jouer : une accréditation opportuniste de l’hypothèse d’un destin pré-écrit. En sacrifiant à cette tradition à la manière d’un élève appliqué, Roskam abandonne le semblant d’incarnation humaine qu’il plaquait sur celui qui, pour lui, n’est guère plus qu’un animal d’exhibition.