Souvenez-vous d’Édouard Stern, ce richissime banquier dont l’histoire agita les petits mondes de la finance et des médias en 2005 lorsqu’il fut découvert mort, tout de latex emballé, assassiné par sa maîtresse. Régis Jauffret en fit un roman (Sévère) cinq ans plus tard, dont Hélène Fillières tire aujourd’hui le sujet de son premier long-métrage. Visiblement soucieuse de s’affirmer en cinéaste, l’actrice, trop démonstrative, se laisse malheureusement prendre à tous les pièges qu’elle tente de contourner pour sortir son film des clichés auteuristes.
L’affaire Stern avait tout pour ravir le cinéma. Un homme, une femme, de l’amour, du sexe, du fric, du pouvoir, du mystère. Et de l’humiliation, sujet dont se régale le septième art ces derniers temps, surtout lorsqu’il est inspiré d’une histoire vraie. Jusque-là, rien de très original dans le projet de Fillières. Mais comment transformer la matière médiatique qu’est le fait divers, soumis à l’immédiateté et la consommation, en objet cinématographique ? La transposition de l’un vers l’autre reste un exercice intéressant et périlleux en ce qu’il pose les jalons d’une conception d’un art dans lequel il semble, étrangement, que Fillières ait une bien faible confiance. Car en appuyant sans cesse tout ce qui dans son film « fait cinéma », elle perd ce que justement elle ne cesse de chercher en allant gratter l’écorce du sensationnel : le trouble. Or le trouble ne se force pas, et ses effets de surlignage transforment alors chacune des qualités apparentes et prometteuses de ce premier film en défaut embarrassant.
L’obsession de la reconstitution excite le florissant filon du film basé sur une histoire vraie. Mais la réalisatrice refuse de se soumettre à cette paresseuse succession de faits bruts jetés en pâture à un spectateur qui sera seul juge de ce qu’il regarde. Elle préfère prélever ça et là quelques scènes, quelques instants qui tissent la relation qui unit la Jeune Femme (Laetitia Casta) au Banquier (Benoît Poelvoorde). La discontinuité narrative répond dès lors à l’illogisme apparent de cette liaison où les mots blessent et les maux font du bien. Mais à force d’errer ainsi dans la temporalité, le film se soumet à une mécanique du mystérieux qui, au lieu de déplacer les attentes, ne fait que les exacerber. Oui, on l’aura compris très vite, cette histoire est une énigme impénétrable face à laquelle le jugement est vain car, comme le rappelle la voix off du Mari (Richard Bohringer) : les histoires d’amour sont « des planètes privées, qui obéissent à des lois inconnues du reste de l’univers, inconnues même de ceux qui les habitaient » (phrase tirée de Sévère). Elle se voile donc d’ombres insondables que Fillières traduit par un bel effort d’éclairage, prenant le contre-pied de cette voie naturaliste du cinéma d’auteur français qui court après la fadeur grisâtre du quotidien. L’élégant clair-obscur qui enrobe les plans et sculpte les corps tend vers le conte noir et laisse une place à l’imaginaire. Il y a bien des images ici, des trouées dans les faits qui demeureront indéniablement ténébreux. Mais ce jeu de lumière se soumet trop à nos attentes par la théâtralisation qu’il instaure et qui sied parfaitement à l’univers du sado-masochisme, toujours fait de mise en scène. Il appuie sans arrêt la dualité impénétrable de la Jeune Femme, mi ange, mi-démon, opaque et étincelante de beauté.
Dans cet univers insondable, celui du SM comme celui de l’amour, il faut avancer à pas feutrés. La quasi-totalité des scènes débute donc par un lent travelling avant qui glisse sur les froides surfaces des appartements ultra-design et hyper-épurés, faits de glaces, de miroirs, de tables en verre et de carrelage immaculé qui ne demandent qu’à être souillés. Quelques ralentis ajoutent encore à une lancinance qui enivre moins qu’elle ne finit par griser. Le systématisme de ces partis pris affirmés trahit une fascination qui se prend au jeu de sa propre logique : celle de la sublimation, par le cinéma, d’une banale aventure qui n’a au fond de captivant que son contexte chiquissime. Fillières semble parfois se regarder filmer, savourer la langueur de ses mouvements de caméra, jouir de l’érotisme glacial de sa mise en scène, prise au piège d’une obsession de la maîtrise. Elle en oublie le plus souvent de regarder son actrice, belle ingénue en col roulé et talons aiguilles réduite à une silhouette lisse, dont les formes ne parviennent plus à donner de relief.
Si Fillières rate son personnage féminin, c’est parce qu’elle s’attarde davantage sur le masculin. Retournant le roman de Jauffret qui abordait l’histoire du point de vue de la maîtresse, la cinéaste offre un portrait plus intéressant du Banquier et peut-être de Poelvoorde lui-même, qui s’était également intéressé de près à Sévère. Mélange de monstruosité perverse et de mélancolie, le jeu subtil de l’acteur parvient ça et là à donner au film ce mystère traqué de la jouissance et du désir. Fillières aime ce personnage, le met à nu, littéralement, sonde ses souffrances entre désir d’être aimé et détestation de soi. L’histoire d’amour semble là, entre la cinéaste-actrice et son comédien-personnage. Face à lui, comme délaissés, Bohringer et les autres peinent à sortir leurs personnages du symbolisme, de l’abstraction, abandonnés par une mise en scène rigidifiée par l’intellect (le comble pour un film sur l’affect amoureux). On pourrait l’estimer sadique elle-même, mais on y décèle surtout une autosatisfaction gênante qui n’accorde aucune place, non plus, au spectateur. Parce qu’il est trop occupé à soigner son esthétique du chic sordide, parce qu’il s’empêche de se laisser surprendre par ces corps en les soumettant à ses idées prédéterminées et tenaces, le film manque de chair, de lâcher-prise. Son souci de la rigueur cède alors à un rigorisme qui sied plutôt mal à sa quête du trouble.