Parce que son brumeux et renfrogné coup d’essai étonna en son temps, le retour sur les écrans de la jeune Rebecca Zlotowski propage autour de lui quelques attentes légitimes. Quoique, la prudence est de mise. Déjà, dans les racines de sa Belle Épine, il y eut de quoi craindre le pire : frise adolescente étalée sur le papier peint des premiers émois, le film consumait comme de l’encens ce romantisme pâle et délicat de la fiction féminine, mais répondait à cet appel du vide par une sorte de macération mutique plutôt revêche. Presque rebelote avec Grand Central, film plus mûr c’est entendu, mais dans lequel Zlotowski prend encore un malin plaisir à courtiser toutes les tares du cinéma français jeune et auteuriste : cet encre des sentiments sur le buvard de la sociologie.
Bien à regret, c’est ici le pire qui se dessine : une forme trop ronde et trop parfaite, un cinéma mou, à l’épate, se contentant de frimer pour pas grand-chose, et qui, dans les quelques audaces et rudesses sociologiques émaillant son parcours, ne cherche en réalité qu’à aiguiser la délicatesse un peu trop inoffensive de son regard. Car si Grand Central, film raté mais pas bête, fait tout pour paraître viral, toxique, insaisissable dans l’air et dangereux au toucher, c’est qu’au au fond de lui-même il se sait gentil comme tout. Pour être honnête, il ennuie en premier lieu parce qu’il est scolaire, qu’il s’applique à son récit au lieu de s’y impliquer, repasse ses aspérités avec un peu trop de savoir-faire. Certes, son trait n’est dénué ni de nerf ni d’inspiration, mais en vérité l’on désespère très vite que celui-ci ne serve à autre chose qu’à encadrer, borner, tracer des limites esthétiquement confortables à une histoire qui, spécifiquement, aurait mérité quelques inélégantes approximations pour faire vibrer ses linéaments. Cette histoire, au demeurant, s’avère sur la papier assez redoutable, elle est un peu celle d’un western : Tahar Rahim y incarne Gary, gaillard paumé mais fougueux intégrant avec optimisme un cercle un peu spécial, celui du service de maintenance d’un réacteur nucléaire. Au sein de cette micro-société radioactive il fera la rencontre, pour en tomber amoureux, de Karole (Léa Seydoux), ouvrière dans la centrale, voisine incendiaire, mais aussi épouse de Toni (Denis Ménochet), un des vétérans de la bande. Très vite, l’équilibre de cette dernière est menacé, le risque de fission frémit.
Le récit, clair et concis, patiente autour de ce postulat de départ en faisant semblant de s’emballer. Là réside dans ce mystère qu’on nous refile clefs en main la véritable faillite du film. Un film qui feint la contagion diffuse, se croit malade, vénéneux ; en fait ne l’est pas du tout. De contagieuse, cette love story en terre nucléaire vire hypocondriaque. L’air de rien, c’est un syndrome assez irritant, quoique compréhensible, du jeune cinéma français, et on ne compte plus le nombre de films qui se présentent ainsi faussement migraineux : font la pose en se plaignant de maux de tête, gémissent avec distinction (on n’oubliera cependant pas de préciser que cette posture, avec récemment un film comme L’Âge atomique, peut donner des choses parfois fort recommandables). Parce qu’il veut jouer au malade, Grand Central se plaint, se justifie, cumule les symptômes comme on cumules les idées : il y a des bips et des alarmes partout, des cheveux qu’on rase et un enfant qui pousse, et quelque chose de cette communauté de prolétaires de l’extrême qui va bientôt éclater. Mais rien au fond qui n’arrive à impacter la progression monotone du récit. D’ailleurs au début du film, le monologue explicatif d’Olivier Gourmet vaut comme note d’intention définitive de la réalisatrice : il y explique que le mal flotte dans l’air et qu’au bout du compte c’est à peu près tout. Paresse et vanité de l’intransitif : Grand Central rappelle combien ce cinéma, en s’accommodant de pareil angle mort idéologique, sait donner la désagréable sensation de se regarder le nombril en faisant mine de regarder le monde.
D’humeur fiévreuse, le film respire pourtant la santé. Avec son casting tout d’abord, rugueux et performant, et qui vient malheureusement confirmer, avec son duo de premiers de la classe et ses briscards à bonne tronche, cette sorte d’autoritarisme auteuriste à laquelle est en train de se soumettre sans résistance ce cinéma de qualité cinéphile. Avec son sujet et son univers ensuite : méticuleux, ordonné, incarné (les séquences dans la centrale sont souvent admirables), mais dont le mariage entre symbolique et concret se préoccupe de lisibilité à défaut d’alchimie. On en veut pour preuve cette anecdote où Rahim demande à une tablée vaguement saoule ce que provoque une trop grande exposition aux radiations (soit « prendre une dose ») : regard de braise et coupe à la Kéchiche, Seydoux débarque sans préavis dans la conversation, dépose sur les lèvres du chien fou un baiser aussi suave qu’incongru pour ensuite se lancer, en toute complicité avec son scénario, dans l’énonciation des symptômes : esprit qui s’embrouille, cœur qui palpite, mains qui tremblent. Amour et radiation, on comprend. On comprend d’autant mieux que la séquence, sèche et franche, est plutôt réussie. Sauf que cet excès de santé ponctuelle fait la faiblesse de l’ensemble. En pointant lourdement du doigt ses deux forces conductrices, Zlotowski ne peut plus découvrir par la suite que ce qu’elle sait déjà. L’ancienne fémissarde distribue ses cartes avec tant d’impatience, découvre et délimite si précocement son ambiguïté qu’elle évite toute zone à risque, se contentant par la suite de dérouler sa stratégie avec pour seul souci de ne pas dépasser de la feuille, pour seule crainte de voir son trait déraper, grossir, baver.
Pourtant, pas grand-chose n’a changé depuis Belle Épine. Tout ici est même à l’avenant : mi-linéaire mi-elliptique, ni complètement à l’os ni complètement à fleur de peau, un poil délicat un poil délinquant. Le film a du reste le mérite de préciser un peu plus les ambitions cinématographiques de la cinéaste : tremper de la névrose féminine (Seydoux est le véritable personnage principal, le foyer autour duquel gravite le récit) dans le bain vaporeux d’un naturalisme discrètement fantastique (les loubards vampiriques de Belle Épine laissent ici place à des pseudo-cow-boys radioactifs). Sauf que ces appels d’airs, qui faisaient le charme inquiet du premier film, semblent ici se multiplier en vain. Préférant la suggestion à la confrontation, faisant bouillir les idées mais rarement les sens, le récit transforme ces étincelles surnaturelles en strict plus-value allégorique. Sous l’efficacité de cette scénographie vigilante, on sent ainsi déjà poindre les limites de ce cinéma calibré pour le spectateur qualifié et les sélections officielles : soit, un regard faussement louche sur des choses vraiment simples. Évasif plutôt qu’abstrait, Grand Central se laisse trop hypnotiser par ses belles promesses pour surprendre. Tout est là, finement désigné, calqué au propre, conforme à ce qu’on osait prévoir, ronronnant – et cependant jamais inintéressant.
C’est toute l’ambivalence de ce film raté qu’on ne saurait pour autant complètement condamner ; petit film qui a la fausse modestie de ne pas se rêver grand ; petite bombe qui n’a de crainte que d’exploser en plein vol. Et qui préfère se contenter de vivre d’amour, d’eau fraîche, et d’un peu de radioactivité.