Le seizième film de Joel et Ethan Coen, qui a remporté le Grand Prix du jury au dernier Festival de Cannes, constitue une belle surprise. Au sein d’une filmographie qui souffle le chaud et le froid, les deux cinéastes viennent ici affirmer un regard très personnel, moins grinçant, et surtout proche de leur personnage.
Inside Llewyn Davis vient pourtant dessiner une forme d’impasse maladive dévolue aux « grands auteurs internationaux » – un peu comme la boucle qui vient ramener leur personnage principal à son propre point de départ – et qui ferait du versant « dépressif » ou « sérieux » de leur cinéma la veine la plus ouvertement convaincante. Comme d’opposer films « mineurs » et « majeurs » d’une carrière, à ceci près que l’éclatante beauté maussade de cet Inside Llewyn Davis se joue tout en sourdine, au plus près de la dérive d’un personnage en quête d’espoir, qui à la fois joue de malchance et la provoque.
Le Llewyn Davis (Oscar Isaac) en question est un chanteur-guitariste de folk qui erre dans le Greenwich Village du début des années 1960, squattant un canapé ici et là, jouant sans fin dans les mêmes cercles d’initiés, sans réussir à percer dans le monde de la musique. Il traîne dans son ombre la figure fantomatique d’un ancien partenaire de scène qui s’est suicidé, et celle de Jean (Carey Mulligan), petite amie de Jim (Justin Timberlake), faux pas d’un soir qui est, vraisemblablement, tombée enceinte de lui. Les frères Coen inscrivent en creux toute une galerie de choix subis ou provoqués – symbolisés par ces deux portes collées au bout d’un couloir d’immeuble, dont l’une mène à l’appartement de Jean – et qui ont eu lieu avant même que la diégèse du film ne prenne ses droits. C’est alors avec un regard très singulier et personnel qu’ils s’attachent à décrire non pas les causes de cette dérive, mais en quoi elles ont retiré tout sens, toute direction à une vie de bohème vidée de toute idéalisation, rendue à sa misère par la photographie cireuse de Bruno Delbonnel.
Des figures spectrales
Le film est ainsi parcouru de figures spectrales dont tout le poids pèse sur les épaules d’un Llewyn Davis lui-même exsangue, à bout de souffle, dans l’hiver sombre et gris de l’année 1961. Le bal des apparitions – au sens fantomatique du terme – est une ronde de gueules connues (l’habituel John Goodman, mais aussi donc Mulligan et Timberlake, sans compter l’ombre de Bob Dylan qui plane sur la fin du film) qui ne font que passer, mais laissent leur empreinte blafarde sur le chemin entrepris par Llewyn. À ce titre, l’apparition la plus surprenante reste celle de Garrett Hedlund, en alter ego silencieux et patibulaire du bouillonnant Dean Moriarty de « Sur la route », qu’il interprétait dans le film de Walter Salles. Les frères Coen n’orchestrent aucun croisement signifiant des personnages, la seule règle étant celle de l’arbitraire, avec en ligne de mire l’espoir d’une rencontre, d’une possible décision qui puisse tout changer.
On a souvent pu reprocher aux deux frères de s’amuser à taper sur leurs personnages de losers de manière gratuite ou convenue ; ici il n’en est rien. Les ricanements narquois d’Intolérable cruauté ou Burn After Reading (exercices vains et faussement virtuoses) ont cédé la place à quelques saillies qui, si elles prêtent à sourire, disent beaucoup plus du désœuvrement de Llewyn qu’elles ne cherchent à l’enfoncer. La folk, musique mélancolique par excellence, dresse le tissu mortifère sur lequel le film repose. Elle vient prolonger une authentique douleur du présent qui prend racine dans un passé situé hors du film. Un passé qui paraît inaccessible, lointain, presque irréel. Le portrait de Llewyn Davis est ainsi un véritable modèle de personnage travaillé par le défaitisme, inféodé qu’il est à une fatigue persistante et cafardeuse, provoquée par le sentiment d’avoir raté ou perdu quelque chose en route, sans savoir exactement quoi.
Une solitude quotidienne
Llewyn Davis a perdu le nord, tel l’Ulysse (figure que les Coen avaient déjà abordé dans O Brother) cherchant à rentrer au pays. Mais ici l’Ulysse ne sort pas grandi de l’aventure, n’a personne à retrouver au bercail, il revient juste là où il s’était arrêté. Inside Llewyn Davis ne cherche ni la trajectoire ascendante (la rédemption), ni la descente aux enfers, mais travaille plutôt sur une sorte de surplace qui, s’il n’est pas géographique, serait plutôt mental. Celui d’un artiste pur et dur, d’un joyau authentique qui n’a pas su faire les choix qui s’imposaient et se retrouve enfermé dans une solitude quotidienne, sans attaches. Et c’est pourtant l’appel du large, matérialisé par la possibilité de reprendre une activité de marin, qui se présente comme une porte de sortie, comme le faux espoir d’un nouveau départ. Ce pessimisme de la seconde chance, de toutes ces opportunités gâchées et déjà enterrées, de cette incapacité à tirer quoi que ce soit de ses propres errements, font d’Inside Llewyn Davis un film authentiquement émouvant et profondément dépressif.