Peut-être qu’un film qui porte son attention sur plusieurs genres de musique doit dès la première seconde évacuer la question du jugement. Il doit alors empêcher le spectateur d’être à distance des images, en position de juge. Soit en le happant à la musique, par exemple en montrant un genre absolument méconnu, ou un charisme musical, ou plus assurément en intégrant à l’histoire les propres doutes artistiques du musicien. Le spectateur est ainsi pris de court, le personnage formule ses questions avant lui, sa position critique s’annule en devenant narration. Deux façons dont usent superbement David Simon et son équipe dans la série Treme (2010), et que l’on retrouve pour partie dans le second film de Matthew Porterfield.
Première scène
Taryn, une jeune femme qu’un amour de fête vient d’abandonner, plante un couteau de cuisine dans les toiles de son appartement avant de quitter la ville pour débarquer à l’improviste chez sa tante. La vengeance étonne alors puisqu’il s’agit à l’évidence de croûtes paysagistes. C’est rétrospectivement que l’on comprend le choix d’une telle cible : pour les personnages de I Used to Be Darker, la création artistique est l’horizon autant que le quotidien, un rêve et une pensée matérielle. Tous ici sont musiciens, personne n’en vit bien – quand il en vit –, chacun peut encore réussir ; la distinction amateurs/professionnels s’évanouit.
Bill a laissé ses instruments de côté pour payer les factures, faire mieux vivre sa fille Eve et sa femme Kim. Laquelle est en train de le quitter, justement parce qu’il a renoncé. Elle part s’installer dans une colocation de musiciens. Perturbée par l’injustice qui lui tombe dessus, Eve, comédienne en herbe, s’attaque tantôt à l’un tantôt à l’autre, entrevoyant de plus en plus nettement, du haut de ses vingt ans, la complexité de l’affaire. Il n’y a que Taryn qui n’est pas tiraillée par un but. Seule avec un secret en forme d’ultimatum, ayant rompu avec ses parents, elle choisit l’errance et devient le fil rouge de l’histoire. Son interprète, Deragh Campbell, est admirable. Elle joue sur une frontière qui ne s’épuise jamais, entre rage et abandon. Frêle petite blonde, maigre, son jeu sur le fil est à l’image de son corps. D’une mimique, d’une position à l’autre, elle passe d’une mine enfantine à un calme mature, de l’inconscience de soi à une soudaine sensualité. C’est dans la même minute un geste de pied impatient dans les draps enroulés et l’étirement sensuel d’un ventre nu.
Ascendance Sundance
Après un premier film remarqué, Putty Hill, Matthew Porterfield poursuit dans un style réaliste, doucement dépressif et sundancien. Comme pour le dernier Philippe Garrel, qui creuse également des enjeux de couple vingt ans plus jeune, on peut aimer le film et se demander assez longtemps quel est son véritable sujet. La comparaison n’est pas fortuite. Dans La Jalousie, l’engagement dans l’art est une notion importante. Quand Claudia (Anna Mouglalis) accepte la concession d’un travail pécuniaire, Louis (Louis Garrel) s’insurge comme d’une trahison. La notion d’abandon touche une bonne part des personnages (la première femme de Louis, Louis par Claudia, la fille de Louis, Louis par son père mort). Dans Darker…, chacun est l’abandonné de quelqu’un, et l’errance de Taryn n’est qu’une forme suprême d’abandon. L’abandon et l’engagement, notions miroir, concernent enfin les idéaux. La radicalité romantique de Garrel fait de la vie un drame programmé où l’on meurt de ses engagements, Porterfield transmet un fatalisme voisin d’une tout autre manière : l’impossible stabilité est un état de fait qu’il ancre dans un monde actuel. Garrel croit à un fatum dramatique immémorial, Porterfield à une société à l’agonie, où l’art est une bouée psychique plombée par la détresse sociale.
Dans un tel contexte, l’individu est en lutte perpétuelle, il ne peut donc être en couple. C’est pourquoi les sujets des deux films sont peu identifiables, chaque thème éclatant en grenaille sur les suivants. Il ne s’agit pas en soi d’un défaut, et c’est plutôt un trop grand ancrage dans le scénario et le morcellement des séquences qui empêchent Darker… d’être une vraie réussite. Les scènes, souvent belles, pourraient tirer davantage de force des acteurs si elles duraient sans craindre la suite du scénario. Darker… est riche mais sans doute encore une œuvre de jeunesse. Porterfield donne l’impression de filmer un monde qui l’entoure (la musique est souvent écrite et interprétée par les acteurs), il est à suivre et sera à maturité quand ses films se verront aussi bien qu’ils donnent à penser.