Quand on regarde la filmographie de Kurosawa, on ne peut que s’étonner de sa fidélité indéfectible à une équipe quasiment indéboulonnable. De 1957 (année de la sortie du Château de l’araignée) à 1970 (Dodes’kaden), les mêmes noms réapparaissent : au scénario d’abord, au son, à la musique, aux décors et, bien sûr, devant la caméra (l’alter ego Toshiro Mifune et son ennemi de cinéma, Takashi Shimura). Kurosawa est au cinéma japonais ce que Ford était au cinéma hollywoodien. Comme Ford, Kurosawa était un cinéaste de studio (si, si), qui aimait travailler avec les mêmes personnes. Mais loyalisme ne rime pas avec conformisme : comme Ford, Kurosawa n’était pas le réalisateur d’un même film décliné en de nombreuses variantes. Le grand cinéaste japonais s’essaya à tous les genres, avec un égal succès. La rétrospective organisée par les cinémas Action (combinée avec une sortie DVD le 22 juin), qui présente quatre films très divers réalisés entre les années 1950 et 70, rend justement hommage à cet éclectisme.
Le film social
Les salauds dorment en paix, Dodes’kaden
Avouons-le : le Kurosawa social, à la fois humaniste et plein de cynisme sur la destinée humaine, est notre Kurosawa préféré. Étonnante affirmation, puisque le maître est surtout connu pour ses films de samouraï (à commencer par le chef d’œuvre du genre, Les Sept Samouraïs), épopées historiques d’un Japon médiéval et guerrier, rempli de haine et fureur. Mais de Chien enragé à l’inoubliable bijou Dodes’kaden, le cinéaste japonais porte aussi un regard attentif à la condition humaine du Japon contemporain. Dans Les salauds dorment en paix, il s’intéresse à la corruption, définie comme la gangrène des milieux sociaux les plus élevés. Dans une remarquable scène d’ouverture (le mariage de la fille d’un magnat de l’industrie japonaise avec son secrétaire), Kurosawa souligne la cruauté de ce monde en la faisant commenter par un groupe de journalistes, venus assister au « spectacle », comme un public de cinéma. Cette idée géniale lui permet de combiner l’ironie d’un regard extérieur à la scène et l’inéluctabilité d’un dénouement tragique. Le film entier est résumé dans cette scène : manipulations et crimes en tous genres, bien que sous-entendus dans l’ouverture, vont guider le héros pur vers sa perte. À cet égard, la scène de fin est tout aussi exemplaire : le grand patron a fait assassiner son gendre, mais sa carrière est détruite par un mystérieux correspondant téléphonique, dont on n’entend jamais la voix et dont on ne voit pas le visage. Le héros meurt, et rien n’est résolu. D’autres têtes vont tomber, indéfiniment, car les « salauds dorment en paix », protégés par un anonymat complet. Sinistre description d’une destinée individuelle minée dès le départ par les rouages intouchables de la société.
Dodes’kaden est d’une facture encore plus surprenante. Premier film en couleur de Kurosawa, c’est une nouvelle incursion du cinéaste, après l’adaptation de la nouvelle de Gorki en 1957, dans les « bas-fonds » : les bidonvilles de Tokyo. Tiré d’un recueil de nouvelles japonais, le film raconte l’histoire de différents personnages vivant dans une déchetterie proche du no man’s land, un lieu rejeté et oublié par ceux qui espèrent ne jamais y choir. Mendiants, alcooliques, femmes de petite vertu : tous sont réduits à vivre au jour le jour, sans espoir d’avenir, partageant la même vie, la même condition inhumaine. Chacun a pourtant sa personnalité propre, soulignée par le ton et le décor, parfois comique (les amis alcooliques qui s’échangent leurs femmes), souvent tragique (le clochard aux rêves de richesse qui laisse mourir son fils empoisonné par un poisson avarié, la jeune fille violée par son oncle, la femme adultère qui ne parvient pas à reconquérir son mari). De ces bas-fonds pourtant se dégage une poésie mélancolique, jamais larmoyante, mélange de retenue et de violence, à laquelle la mise en scène de Kurosawa adhère totalement, à l’image du personnage qui donne son titre au film, le jeune fou qui s’imagine conduire un tramway, et qui en imite le bruit par une onomatopée : « dodes’kaden, dodes’kaden, dodes’kaden »…
Le film de samouraï
Le Château de l’araignée, La Forteresse cachée
Nous le disions plus haut : l’œuvre de Kurosawa a souvent été réduite à ce genre très particulier du cinéma japonais, laissant dans l’ombre des œuvres parfois plus personnelles, réduites au rang de « films méconnus du grand maître » (quelle aberration!). Et pourtant, il décline aussi dans ce genre codifié de la « superproduction » toutes les variations possibles sur un seul thème, celui des guerres claniques. Dans Le Château de l’araignée, c’est sa dimension de tragédie grecque (et shakespearienne !) qui est mise en avant. L’atmosphère angoissante et tendue est poussée à bout par le jeu à la fois mesuré et violent des acteurs, le rythme lancinant de l’action (nous y reviendrons plus loin) et l’irréalité de la mise en scène : la brume enveloppant la forêt et les deux généraux qui tentent d’en sortir, le blanc agressif de la robe de la sorcière, l’apparition fantasmatique du Château, et la disparition dans le noir (puis sa réapparition) de la femme du héros, au pas bruité par le froissement effrayant de son kimono. C’est ainsi que Kurosawa rend intelligemment l’ambiguïté fondamentale d’une histoire de prophétie qui devient réalité parce qu’elle a été révélée à ses protagonistes…
La Forteresse cachée est construit dans un esprit totalement différent. La scène d’ouverture présente d’abord deux personnages secondaires, aux airs de Laurel et Hardy, petits paysans cupides et idiots qui vont rythmer le versant comique du film par leurs facéties diverses et variées. Le ton est donné : le héros du film (un général chargé de conduire une princesse vers son trône usurpé) est empêché dans sa démonstration de bravoure par les problèmes posés par ses minables acolytes. Toutes les scènes dramatiques et quasi expressionnistes (voir la scène de la fête autour du feu ou la chanson de la princesse condamnée à mort) sont donc contrebalancées par l’impuissance du héros face aux bévues des paysans. La quête initiatique manque donc d’échouer, mais paradoxalement ce serait trop facile : cette fois au moins, Kurosawa laisse leur chance aux « petits » héros de son film, en rendant à la princesse son trône et aux paysans leur or perdu… Et si La Forteresse cachée était finalement un anti-film de samouraï ?
Influences et innovations
On a souvent écrit que Kurosawa avait beaucoup appris du cinéma hollywoodien, et de l’art occidental en général. L’affirmation est évidemment juste. Comme nous le disions précédemment, on retrouve beaucoup d’un John Ford dans un film comme La Forteresse cachée, sorte de quête initiatique, mélange de comédie et de drame mystique, où le temps et la mesure sont les principaux atouts de l’homme. Kurosawa avait rencontré Ford au moment où il commençait sa carrière dans les studios Toho, durant la Seconde guerre mondiale, et n’a jamais caché son admiration. N’oublions pas non plus que, si le cinéma japonais est découvert en Europe dans les festivals après la guerre, le cinéma européen a depuis des années déjà sa place en Asie, lorsque Akira Kurosawa devient réalisateur. Le néoréalisme italien et le réalisme poétique français ont ainsi une importance considérable dans la réflexion cinématographique du cinéaste, et notamment bien sûr dans ses films sociaux, où la noirceur et le pessimisme du regard sur la misère populaire rejoignent ceux d’un Renoir (Les Bas-Fonds) ou d’un De Sica (Sciuscià).
La principale influence occidentale du maître japonais est pourtant littéraire : elle s’appelle Shakespeare. Pour Kurosawa, l’œuvre du dramaturge convenait parfaitement aux remous de l’histoire du Japon. Le Château de l’araignée est une adaptation directe de Macbeth, comme Ran le sera du Roi Lear. Mais, citation moins évidente, on retrouve aussi les interrogations existentielles d’un Hamlet dans le héros des Salauds dorment en paix, traumatisé par la mort de son père, assoiffé de vengeance mais aussi de pouvoir, empli de contradictions qui vont le mener à sa perte. Mais quel grand cinéaste n’a pas rêvé d’adapter Shakespeare, auteur intemporel et universel par excellence ? Aldo Tassone remarque avec justesse dans son ouvrage sur Kurosawa que le cinéaste s’est emparé de l’auteur anglais en le « japonisant » : ainsi le Macbeth du Château de l’araignée est-il quasiment un anti-héros, guerrier influençable et sans valeur véritable, interprété (presque) avec retenue par Toshiro Mifune lorsqu’on le compare au jeu d’Orson Welles.
Mais bien plus qu’influençable, Kurosawa est une source d’influences. Cité à foison par les cinéastes américains, il est l’un des metteurs en scène qui fit le plus l’objet de remakes (avoués ou non). On pense d’abord aux Sept Samouraïs, devenus les Sept Mercenaires devant la caméra de Sturges (un deuxième remake est en projet), à Yojimbo, devenu Pour une poignée de dollars avec Sergio Leone, mais aussi à La Forteresse cachée, qui, du propre aveu de George Lucas (plus tard producteur de Rêves et de Kagemusha), lui inspira… La Guerre des étoiles ! L’épure extrême du décor abrupt et froid de La Forteresse cachée, d’une modernité étonnante, a forcément dû inspirer aussi un certain Monte Hellman. Si Kurosawa a puisé son inspiration à l’extérieur, il a surtout beaucoup donné au cinéma occidental contemporain…
La tentation du théâtre et de la peinture
Cinéaste complet, à la manière d’un Satyajit Ray, Kurosawa sait ce qu’il doit à la culture japonaise. D’abord tenté par une carrière de peintre (il pensa étudier aux Beaux-Arts), le cinéaste n’a jamais renié ses premiers goûts et s’est souvent servi du cinéma pour mettre en valeur d’autres arts. À commencer par le théâtre Nô, qui, du propre aveu de Kurosawa, donne cette atmosphère si particulière au Château de l’araignée. Ce sont les femmes de ce Macbeth japonais qui sont la plus claire expression de cette influence : jeu épuré, expressions froides et angoissantes, gestes lents rythmés par une musique lancinante, les « héroïnes » du Château (la femme du héros et la sorcière de la prophétie) ont une allure fantomatique traumatisante, entre folie extrême et cynisme pur. On retrouve ce goût de l’épure et de l’expression théâtralisé dans La Forteresse cachée, moins évidemment inspirée du théâtre classique japonais.
Dans Dodes’kaden, c’est à un théâtre plus classique (dans le sens occidental du terme) que Kurosawa semble se référer. Les premières scènes en sont un exemple parfait : des portes s’ouvrent puis se ferment, des personnages se déplacent de l’une à l’autre, d’un bord à l’autre du cadre, et évoluent dans un lieu unique (que le cinéaste quitte une seule fois avec le petit mendiant). C’est sans doute le style du « film à sketches » qui inspire ici Kurosawa, car l’effet théâtral permet de passer plus facilement d’une histoire à l’autre. Mais le cinéaste abandonne vite ce procédé, repris seulement dans les plans d’ensemble, où les personnages se croisent – le centre du bidonville, où se retrouvent les femmes pour cancaner sur leurs voisins.
Dodes’kaden est un film finalement plus pictural que théâtral. Tous les décors et la mise en scène différent selon que le regard du cinéaste s’attache à un personnage plutôt qu’à un autre (souvent des couleurs vives pour les personnages comiques, et très sombres, presque mortuaires pour les personnages tragiques). L’utilisation de la couleur permet même à Kurosawa de laisser libre cours à des effets inattendus dans son cinéma. Les scènes entre le mendiant-poète et son jeune garçon en sont un exemple parfait. En habillant les deux personnages de haillons noirs ou marrons tristes, en les maquillant d’un teint cadavérique surnaturel, le cinéaste renforce le contraste avec les rêves colorés et tape-à-l’œil d’une vie meilleure : verts lumineux, oranges et jaunes éblouissants, et enfin bleu paradisiaque de la piscine gigantesque surimprimée sur le minuscule cercueil du petit garçon…
Solitude(s)
Peinture toujours : Aldo Tassone remarque dans son chapitre sur Le Château de l’araignée que l’idée de disposer deux personnages des deux côtés du plan est inspirée des « estampes de guerriers » d’Utagawa Kuniyoshi, un peintre japonais du XIXe siècle. Cette utilisation du cadre est un effet récurrent du cinéma de Kurosawa : souvent placés aux deux extrêmes du cadre, les personnages semblent toujours vouloir s’en échapper, une jambe dehors, une jambe dedans, laissant un vide lourd de sens au centre.
La plupart des films de Kurosawa se déclinent en tableaux figuratifs, la place des personnages dans le plan ayant une fonction vitale. Souvent séparés les uns des autres par leur placement dans le cadre, les héros de Kurosawa sont des individus à part entière, marqués par leur solitude existentielle. Solitude du héros des Salauds dorment en paix, qui n’a pas le droit de tomber amoureux et qui se bat seul contre des moulins à vent ; solitude du Macbeth du Château de l’araignée, qui, mal conseillé, ambitieux sans en avoir les moyens, finit massacré par ses propres soldats ; solitude du samouraï de La Forteresse cachée qui ne peut compter que sur lui-même ; solitude enfin des petits miséreux de Dodes’kaden, oubliés de la société et condamnés à le rester. Vision pessimiste et douloureuse de la condition humaine…
L’action dans l’inaction
Kurosawa est le cinéaste de l’action par excellence. Son cinéma fonctionne plutôt dans le plan d’ensemble que dans le gros plan, que le cinéaste semble économiser au maximum, comme pour lui donner plus de force. Les scènes de bravoure sont toujours exemplaires : on pense au duel de La Forteresse cachée, qui aurait dû servir d’exemple à nombre de cinéastes spécialisés dans les films de combat… Et pourtant, ces scènes sont si rares qu’on n’imagine pas une seconde limiter le cinéma de Kurosawa à cet univers. Kurosawa est un cinéaste pour qui la temporalité a une valeur scénaristique particulière : étirer en longueur une scène qui, dans la réalité, prendrait beaucoup moins de temps est l’un des ressorts de sa mise en scène. C’est ainsi qu’il marque la solennité de l’entrée du cercueil du seigneur dans Le Château de l’araignée ou l’angoisse des guerriers perdus dans la forêt et rebroussant sans arrêt chemin : en dilatant le temps à l’extrême, comme si la scène ne devait jamais s’achever.
Ce n’est pas pour autant que les films de Kurosawa manquent de rythme, au contraire. Toutefois, les ressorts habituels scénaristiques, tels que mystère et suspense l’intéressent peu. Que le spectateur devine les motivations réelles du héros des Salauds dorment en paix n’a aucune importance. Profusion des dialogues explicatifs, effets de mise en scène spectaculaires et jeu tourmenté n’ont pas leur place dans le cinéma du maître. Kurosawa prend le temps d’étudier les questionnements psychologiques de ses héros. Il nous laisse les regarder, examiner leurs émois et leurs doutes, scruter leurs réactions. Il se perd dans les méandres de leur inconscient, comme pour en arracher toutes les racines, même les plus profondes.
Cinéaste original, passionnant, Kurosawa mérite qu’on s’attarde sur chacun de ses films – sur tous ses films. Car chacun d’eux nous renvoie à un plaisir rare : celui de tout cinéphile à qui l’on ouvre des portes inexplorées.