Cutter’s Way saisit dès les premières secondes et obsède bien après le générique de fin ; son profond désespoir, son mélange des genres et sa mise en scène épurée explorant avec une grande subtilité la psychologie des personnages en font l’un des plus beaux films de son réalisateur, Ivan Passer, à la carrière beaucoup trop confidentielle. Figure importante de la Nouvelle Vague tchèque et ancien co-scénariste de Milos Forman (Les Amours d’une blonde, Au feu, les pompiers), il réalise dans son pays natal son premier long métrage, Éclairage intime, une exquise comédie satirique, avant d’émigrer aux États-Unis après l’occupation soviétique qui suit le Printemps de Prague.
Dans la veine des fictions paranoïaques des années 70 de ses confrères Francis Ford Coppola (Conversation secrète, 1974), Alan J. Pakula (Klute, 1972 ou Les Hommes du Président, 1976) et bien d’autres, Cutter’s Way, adaptation du roman de Newton Thornburg Cutter and Bone, est le dernier maillon de cette chaîne, né dans un climat de désillusion et de cynisme sans précédent (assassinat de John F. Kennedy, guerre du Vietnam et affaire Watergate). Bien qu’il date de 1981, son esthétique et ses questionnements existentialistes en font le dernier grand thriller politique des années 1970.
Sérénade à trois
À Santa Barbara, Richard Bone, vendeur de bateaux et gigolo à ses heures perdues, se retrouve coincé dans une sombre ruelle. Manquant de se faire écraser par une voiture qui file à toute vitesse et dont il aperçoit le visage du conducteur, il apprend que le corps d’une jeune fille assassinée y a été retrouvé le lendemain, faisant de lui le principal suspect. Son innocence établie, il en reste néanmoins le principal témoin mais il ne parvient pas à faire une description précise du meurtrier. Son ami Cutter, vétéran revenu infirme de la guerre du Vietnam, se passionne pour cette affaire et décide de mener l’enquête au grand dam de Mo, sa femme alcoolique que Bone courtise également.
Au-delà d’un film noir ou d’un thriller dont Passer use des codes pour mieux les évincer, il s’agit surtout d’un film sur l’amitié et sur le sentiment de désespoir d’une génération qui se sent marginalisée et manipulée. Au rythme étiré et au scénario digressif avec très peu de scènes d’action, l’enquête policière ayant été congédiée, le film s’éloigne de son point de départ qui posait pourtant tous les jalons d’un thriller en bonne et due forme : un meurtre mystérieux, l’arrestation arbitraire d’un suspect, l’interrogatoire sans fin. Le film bascule au moment d’une fiesta à Santa Barbara à laquelle Cutter, Bone et Mo assistent. Tandis que Cutter se livre à une logorrhée sur l’impérialisme américain provoquée par le grand nombre de drapeaux américains qui parsèment la procession, Bone semble reconnaître le meurtrier entr’aperçu, un magnat qui défile fièrement. Cutter reprend alors le flambeau de l’enquête et la mène comme il mène sa vie depuis son retour de la guerre : aveuglé par la violence qui l’habite et assoiffé de vengeance à l’égard des élites, coupables selon lui des guerres et des massacres que les États-Unis ont perpétrés et dont lui-même a été victime.
Magnifiquement interprété par un John Heard ravagé, cet idéaliste érudit, au corps et au cœur brisés, répercute la violence qu’il a subie sans pour autant véritablement passer à l’acte. Personnage romanesque, il arbore fièrement un cache-œil et affiche son infirmité dont il se sert effrontément, suscitant à la fois pitié et crainte. Tandis que Bone, Jeff Bridges en superbe Apollon usant de ses charmes pour arrondir les fins de mois, vivote, dans l’incapacité de l’engagement et dérangé par un sentiment de culpabilité à ne pas avoir combattu aux côtés de son ami. Entre ces deux personnages auto-destructeurs se trouve Mo, interprétée avec beaucoup de finesse par Lisa Eichhorn, personnage de femme brisée trouvant son réconfort dans l’alcool, partagée entre l’amour qu’elle porte pour un homme qui lui est revenu détruit et un amour naissant pour un homme qui la désire ardemment mais auquel elle n’arrive pas à se donner. Une grande mélancolie s’échappe de ce trio dysfonctionnel en marge de la société pour qui Passer se passionne. Il a dit avoir accepté le projet en souvenir de certains déportés de retour de camps de concentration qu’il a côtoyés en République tchèque et que le personnage de Cutter lui évoquait.
Des moulins à vent ?
On se croirait au Mexique, une procession défile. Le noir et blanc cède à des couleurs éclatantes et une mariée, toute de blanc vêtue, est à la tête du cortège et mène la danse. Des silhouettes traversent le cadre nonchalamment mais la caméra se focalise sur la mariée. Dans un dernier mouvement, sa jupe plissée balaye le cadre pour ouvrir le prochain sur une luxueuse maison puis sur le El Encanto où l’intrigue démarre. La lumière éblouissante d’une journée ensoleillée californienne laisse place à une sombre nuit où tout bascule.
Cette séquence d’ouverture, accompagnée par la musique entêtante de Jack Nitzsche, est annonciatrice de la deuxième procession du film où l’intrigue prend une toute autre tournure et la robe blanche de la jeune femme annonce la perte de la pureté et le meurtre de celle qui sera retrouvée dans une sombre contre-allée. Cette intrigante séquence installe le sentiment d’ambiguïté qui irrigue le film et qui en constitue toute sa finesse. Qu’il s’agisse de l’intrigue ou de la relation entre les personnages, le spectateur est toujours sur la brèche, à l’affût d’un quelconque indice qui ferait basculer son opinion. On ne saura pas jusqu’à la dernière séquence si Cutter a poursuivi ses fantasmes ou si son investigation a été judicieuse. Justicier autoproclamé sur son cheval blanc tel Don Quichotte sur Rossinante parcourant les terres espagnoles, il se lance à la poursuite du prétendu coupable dans un éclat d’héroïsme. Accompagné du dubitatif Sancho Panza, alias Bone, ils ne feront plus qu’un dans une magnifique scène finale qui scelle leur amitié ainsi que le film dans un dernier plan d’une folle ambiguïté. José Saramago, écrivain et journaliste portugais, a dit de Don Quichotte : « [Il] s’obstine à ne pas être lui-même, mais à être celui qui sort de chez lui pour entrer dans ce monde parallèle et vivre une nouvelle vie, une vie authentique. Je crois qu’au fond, ce qui est tragique, c’est l’impossibilité d’être quelqu’un d’autre. » Une citation qui convient parfaitement au personnage de Cutter, à la fois rêveur idéaliste et anti-héros par excellence.
Un savant mélange de désespoir et d’humour, d’excellents dialogues et une lumière californienne tour à tour éblouissante et brumeuse, Cutter’s Way clôt une décennie de films subversifs, reflets d’une société désenchantée. Arrivé peut-être trop tard, à une époque où les films à grand spectacle de Spielberg et Lucas monopolisaient déjà les écrans (et surtout éclipsé par la production en grande pompe et le désastre financier de Heaven’s Gate de Michael Cimino produit par le même studio, United Artists), Cutter’s Way est l’un des films américains les plus oubliés et sous-estimés.