L’obésité peut-elle être un bon sujet de cinéma ? De mémoire, il n’y a guère que le burlesque – qui est le genre qui questionne le plus directement le corps – qui a su le mieux en montrer toute la trivialité. Autrement, on ne voit pas comment le cinéma pourrait en tirer quelque chose, si ce n’est brasser les uns après les autres les « passages obligés » du quotidien d’une vie en surpoids : problèmes médicaux, exercices physiques laborieux, pulsions boulimiques, honte et quolibets, etc. Rien qu’on n’apprendrait pas d’un sempiternel reportage de société et dont Bouboule se fait l’énième relais, du moins dans sa première partie. Car, comme toujours, le phénomène social, le sujet A, qui sert d’étendard publicitaire pour le film, est un mauvais vecteur de fiction qui va se perdre dans les bourrelets du film, relégué au second plan. C’est ainsi que dans Bouboule, passé les pesantes scènes démonstratives présentant un jeune ado qui pèse plus de 100 kilos, les affaires de surcharge pondérale disparaissent au profit du récit d’une rencontre entre un jeune garçon mal dans sa peau (Kevin, le bouboule du titre) et un vigile de centre commercial mythomane fasciné par les paras et les commandos (Pat et son chien Rocco). À son contact, Kevin va reprendre confiance en lui et le substituer à une figure paternelle absente (c’est la caution psychologisante du film), jusqu’à ce que ça dérape car, si on suit bien son petit manuel de scénariste, il faut bien que ça dérape pour enclencher un troisième et dernier acte.
Regard et système normatif
On aurait pu remplacer Kevin par un jeune Mohammed et appeler le film Bougnoule (quitte à rester dans les surnoms sympas), ça n’aurait, dans le fond, pas changé grand-chose. Les problèmes de société, passés à la moulinette de l’audiovisuel, ont cette particularité d’être interchangeables. Chômeurs, sans-papiers ou handicapés auront tous droit au même traitement mielleux et énumératif où sous couvert de la compassion de l’auteur ne pointe que l’indifférence de l’image. Bouboule tente de se démarquer avec une évidente volonté d’étrangeté poético-comique, mais il demeure malgré tout effroyablement commun, et fonce sans rien accrocher vers les limbes du cinéma préfinancé et préacheté franco-européen : voué à l’oubli et à l’insuccès total. Ces films ne sont plus que les symptômes de ce système de production castrateur, entre perfusion télévisuelle et aides d’État. Le sujet social, qui sert de conscience morale aux incompétents membres des commissions d’aide qui valident les projets, colore un film dont le socle fictionnel ne repose que sur les règles établies par les formations de scénariste avec leur structure en trois actes, leurs points de non-retour, leur climax et leurs fiches personnages – la misère quoi. Ce cinéma-là ne peut plus rien produire car il n’est issu d’aucune pulsion, d’aucune rage, d’aucune conviction. Il n’est tributaire que du consensus administratif, et n’est que la version filmée de son dossier de financement : le têtard de la note d’intention s’est transformé en film-crapaud.
On pourrait arguer de la sincérité de Bruno Deville, dont Bouboule s’inspire des souvenirs de jeunesse, et avancer qu’il ne condamne pas les personnages mais les laisse à leur état propre. C’est vrai. Mais quand il déclare « En maillot de bain, l’exposition de ma poitrine et de mes bourrelets était une humiliation épouvantable. » et qu’il se complaît dans son film à exhiber le corps rondelet de David Thielemans, il dévoile son désir normatif et renvoie sans ménagement à l’inconséquence de son cinéma dont le filmage approximatif, la photo atroce et l’écriture maladroite sont autant d’indices. Il suffit de voir comment cette histoire d’amitié entre deux paumés antagonistes ne sert que d’ingrédient artificiel à l’avancée du scénario, là où elle aurait pu donner lieu à ce qui fait tant défaut au cinéma français : l’altérité (qui est un véritable sujet de cinéma pour le coup). Furtivement, la relation entre Kevin et Pat évoque ce réalisateur génial mais totalement oublié de la critique qu’est Tom DiCillo et le superbe Delirious, dans lequel un loser qui tente désespérément de s’intégrer à l’ordre social prend sous son aile un marginal qui va, malgré lui, rejoindre ce même ordre. Le film de DiCillo était beau car c’est soustraits à la norme que les personnages parvenaient à toucher, au-delà de tout jugement. Le film de Bruno Deville, lui, les restitue toujours du côté de la norme, laissant Pat à son statut d’insipide avorton semi-facho tandis que Kevin, de par sa corpulence, reste « hors norme » et sera toujours filmé comme tel. C’est tout l’échec du film, de ne pas avoir réussi à faire de Kevin autre chose qu’un bouboule. Qu’importe le scénario et ses multiples tentatives, seul le regard qu’on lui porte fait la différence. Mais on ne peut regarder qu’en adoptant un vrai point de vue. La norme n’en est pas un.