Noaz Deshe, dont le film paraît sur nos écrans six mois avant les élections présidentielles en Tanzanie, n’aura sûrement pas choisi cette date au hasard. Il faut dire qu’en Afrique de l’est, et notoirement en Tanzanie où se déroule le récit, l’appel des urnes sonne l’ouverture de la chasse aux albinos, dont les contrebandiers revendent membres et organes à prix d’or. À l’instar des espèces animales menacées, du rhinocéros blanc à l’éléphant, l’albinisme fait l’objet d’un culte de sorcellerie et d’un braconnage barbare que les autorités concernées peinent à refréner. En cause, les politiciens eux-mêmes qui, pour s’attirer bonne fortune à l’heure du vote, commanditent en secret le débitage de leurs concitoyens dépigmentés.
C’est dans ce contexte accablant que sort White Shadow, premier long reparti de la Mostra 2013 avec un « Lion du futur » entre ses griffes, une pluie de louanges et l’extrême-onction de F.F. Coppola sous la forme d’un intimidant « Timeless, haunting, horrific, beautiful » qui semble défier quiconque d’oser la moindre objection. Le CV du réalisateur, dont le dossier de presse nous indique qu’il est né au Proche-Orient mais se définit comme « sans État fixe », n’avait pas de quoi rassurer : Noaz Deshe vit aujourd’hui à Berlin, prépare une expo peinture/vidéo pour 2016 et collabore avec les « Dead Man’s Bones », le groupe folk de Ryan Gosling. Sur le papier, c’est peu dire que son programme d’ethnographe à la petite semaine s’exposait à nos réserves, avec son sujet mastodonte et un emballage dont on redoutait beaucoup la gratuité arty.
Faux départ humaniste
Pourtant, quelques minutes suffisent à entrevoir dans le tohu-bohu d’images parkinsoniennes qui ouvre cette fuite contre la mort, un peu plus qu’une pose de modeux. La cavale d’Alias, jeune albinos d’une douzaine d’années, commence deux fois : une première fois en vision subjective, où ses mains phosphorescentes se découpent sur un crépuscule d’apocalypse (introduisant l’histoire de fantôme promise par le titre) ; et une seconde fois sur la course d’un poulet, au ras du sol, sous le regard extérieur d’Alias dont la mère découpe des morceaux de viande crue. À première vue, rien qu’un incipit scolaire, avec hallucination programmatique de convention et cut brutal dans un quotidien diurne et banal qu’au mieux, d’élégantes fanfreluches ouvriraient à un front mythologique.
Mais, alors que se profile un honnête film-sorcier, avec la volonté à peine dissimulée de faire courir son conte horrifique pour enfants sur les sentiers rêches d’un Grandrieux, le récit échappe intelligemment au contraste « trivialité du quotidien/évasion noctambule » qui lui pendait au nez. D’abord, parce que la fuite de ce petit poucet recouvre deux menaces de disparition distinctes et enchevêtrées : la première est liée au trafic d’organes et dessine un destin de proie, dont le massacre du père albinos d’Alias donne rapidement l’alerte ; tandis que la seconde est un pur problème d’invisibilité sociale, donc de fantôme. Ces deux réalités contraires troublent Alias, et avec lui le film, divisé entre un excès de voyance (la phosphorescence du plan liminaire, qui réapparaîtra plusieurs fois, et que le héros recouvrira de boue, le temps d’un clin d’œil au Predator de John McTiernan) et un défaut absolu de considération qu’endosse Antoinette, la fille aimée aux yeux de qui lui n’est qu’une ombre.
Si bien que White Shadow tresse un survival de sorcier dont le mal circule clandestinement (puisqu’il émane d’une rumeur, intangible comme chez Friedkin, avec qui néanmoins la comparaison n’ira pas plus loin) avec une romance d’enfants de la lune. La beauté de ce film géminé repose ainsi sur la promesse de la disparition d’Alias, qui fait se rejoindre les deux fils sans que Deshe ne tranche entre dépeçage et évanouissement. Un insert minuscule résume ce programme démoniaque à lui seul : un petit albinos y pisse debout dans la pénombre, et tandis que son corps flotte dans un sursis de paix nocturne, l’obscurité menace toujours de l’engloutir. La peau des albinos y apparaît comme un négatif non révélé, et fait d’eux des créatures inversées dont la monstruosité ne tient qu’à un mauvais montage. Leur peau ne recouvre pas l’intérieur du corps, il en révèle au contraire les chairs – cet envers tant convoité qui fait la fortune des braconniers. En épousant le point de vue d’Alias, pauvre diable mal assemblé, le film fait de l’endroit – la norme, le ciel blanc sur lequel contrastent les peaux noirs – un cauchemar démentiel, et de son envers nocturne la promesse d’une ligne de fuite.
Vegan survival ?
La divergence d’Alias ne tient bien qu’à ce millimètre de membrane blanche qui le recouvre tout entier. Or le sang versé par son père et le petit albinos mentionné ci-dessus est le même que celui de son oncle noir, assassiné par une milice, ainsi que celui des braconniers sur lesquels s’abat la barbarie vengeresse des villageois. À ce titre, le film ne fait pas d’équivoque : si les albinos de la région sont pourchassés comme des volailles pour leur sot‑l’y‑laisse, c’est parce qu’un Styx de sang irrigue la société tanzanienne depuis ses racines profondes. C’est pourquoi le film commence deux fois : d’abord avec un fantôme, puis avec un poulet. Ce volatile, qu’Alias décapitera et laissera courir étêté, c’est lui, et tout le gibier (animal comme humain) menacé de débitage.
À l’heure où l’idéologie antispéciste fait son retour en grâce, force est de constater – une fois n’est pas coutume – que la grille de lecture vegan offre une option pertinente à l’examen de White Shadow. Il suffit pour s’en convaincre de reprendre le trajet d’Alias, qui d’éleveur-prédateur-mangeur, finit par refuser d’infliger aux assassins de son ami albinos le même traitement barbare qu’eux lui ont pourtant fait subir. Sous cet éclairage, le film ressemble moins à un conte humaniste qu’à un récit d’apprentissage végétarien. La démonstration CQFD viserait à conclure qu’une relation de causalité existe bien entre la consommation de viande – très présente au début du film, puisque la mère d’Alias tranche de la volaille crue, et que son père se fait littéralement découper pendant que mijote le dîner – et une sauvagerie mal décrottée dont nous serions, nous autres non-vegans, les héritiers inconscients. On passe sur ces querelles de bac à sable, indignes du film, car Deshe a le mérite de ne pas farder un sujet sous une autre cause, relevant un rapport juste sans dissoudre ses ambitions mythologiques dans une idéologie. Ce tressage solide fait de White Shadow un peu plus qu’un manifeste, un film de fantôme, une ethnographie, un survival cracra ou un bidule expérimental : il est tout cela à la fois.