Née en Croatie, Tatjana Božić a vécu en Russie et est diplômée du département du film documentaire de l’école de cinéma de Moscou, le VGIK. Son film d’école, Provincial Girls, réalisé avec Frank Müller, avait été primé meilleur documentaire russe en 1996 par le Doc Film Festival d’Ekaterinbourg, et permet déjà un peu d’appréhender Happily Ever After, premier long-métrage de la réalisatrice : parce que celle-ci ne part pas ici des autres femmes mais d’elle-même et peut être vue dans cette « provincial girl » de Moscou et des autres pays où elle a vécu ; parce qu’elle ne cesse depuis de filmer sa vie, ses expériences de vie, principalement ses expériences amoureuses, et que la veine documentaire qui l’anime rejoint l’autofiction ; parce qu’enfin ce film avait été co-réalisé avec son amoureux d’alors et que Happily Ever After constitue une suite de portraits de ses ex. Mais l’autoportrait dressé aujourd’hui n’a besoin de leur compagnonnage que pour pouvoir mieux s’affirmer soi-même.
Élaborant la chronique généalogique de son histoire amoureuse entre found footage, y compris de sa propre matière filmique, et prise documentaire, Happily Ever After dresse une petite histoire individuelle qui rejoint parfois la grande Histoire comme lors du putsch de Moscou en août 1991 : cette matière documentaire plurielle qui s’attache à capter des instants d’intimité fait le lit de la chronique fantaisiste et décalée d’une femme amante narrée par elle-même, depuis ses 4 ans jusqu’à sa vie de femme adulte et de mère, captée en ses points forts. Sorte de love movie comique prenant la forme d’un road movie et d’un home movie épousant au plus près la figure de sa réalisatrice, Happily Ever After a les atours attachants de l’autofiction, assumant ses imperfections tout en menant le spectateur à coups de valse entraînante au saxophone et à l’accordéon, mais aussi ses travers, virant à la psychothérapie.
Love movie
Happily Ever After s’ouvre sur la dispute d’un couple : un homme, dont on comprendra que c’est le dernier compagnon en date de Tatjana Božić, Rogier, lui dit qu’elle devrait suivre une psychothérapie, peut-être, enfin qu’il ne sait pas bien. Le ton est donné d’une histoire sur le déclin, mais aussi de l’angle psychothérapeutique d’un love stories movie où Tatjana Božić fait une sorte d’archéologie de l’amour qui commence par la fin pour prendre à rebours petites et grandes histoires d’amour de jeune femme et de femme passées par Pavel, Alexei, Frank, Jakob, Vjeran, Rogier : c’est le principe du film que de mélanger différentes temporalités et régimes d’images (photographies, téléphone, caméscope, Super 8, caméra,…) tout en revisitant au présent, mais dans des pays qui n’existent plus non plus en tant que tels (comme l’URSS), des personnes aimées au passé pour essayer de comprendre ce qui, à chaque fois, n’a pas fonctionné. Si le point de vue se déplace chronologiquement au gré des rencontres, le point de repère est pour un temps la dernière histoire avec Rogier, père du fils de la réalisatrice.
Cependant, si Tatjana Božić énonce avoir vécu une sorte de roman d’amour russe, Happily Ever After joue, sans fards, de façon souvent décontenançante, et parfois il faut le dire un peu trash (lorsque Tatjana est sur la cuvette des toilettes pour faire son test de grossesse), avec les codes du genre, et mener ailleurs. La référence au conte des fées est explicite que ce soit dans le titre choisi (« ils vécurent heureux… »), dans la formule de Rogier énonçant qu’on est dans un conte de fées de 3 mn (il ne dure précisément que quelques minutes ou jours ou mois ou que sais-je), ou encore dans l’extrait d’un film russe qui donne à voir une scène d’amour courtois (femme au balcon, homme au pied de la fenêtre la courtisant). L’homme est interprété par Oleg Yankovski, notamment connu pour l’interprétation du rôle principal qu’il tient dans Nostalghia de Tarkovski ; si on peut se demander dans quelle mesure il n’y aurait pas une nostalgie pour un temps révolu, celui de l’amour courtois – le terme de « nostalgie » est d’ailleurs cité un peu après –, c’est davantage sur le secret de l’amour durable, ce mystère, que cherche Božić. Aussi, malgré un éloge de la liberté d’aimer vantée par les corps et les paroles, c’est en somme une quête académique ici à l’œuvre, du reste présentée comme quasi impossible à l’aune du couple parental où la mère s’est sacrifiée vis-à-vis du père, mais aussi à l’aune de ses propres comportements qui se répètent d’un homme à l’autre ; c’est encore des modèles à réinventer (lorsque Tatiana demande en mariage Rogier, les références finales aux modèles courant aux Pays-Bas). Entre codes et renouveau, entre amour institutionnalisé par le mariage notamment et liberté, le projet de Božić ne tranche pas, mais cherche une voie, la sienne propre.
Home movie
On touche à la nette orientation personnelle et psychothérapeutique du film. Si la dimension autobiographique sans concessions touche (comme la confession d’un avortement à 21 ans), mais peut parfois gêner aussi, sans pudeur aucune, c’est qu’elle s’inscrit dans un plus vaste ensemble qui engage la réalisatrice dans l’entièreté de sa vie. Le choix de tout filmer dans sa propre vie depuis près de vingt ans rend compte d’un désir cinématographique d’« écrire la vie » pour reprendre la belle formule d’Annie Ernaux dans son ouvrage du même nom. Pour l’écrivain, « écrire n’est pas (…) un substitut de l’amour, mais quelque chose de plus que l’amour ou que la vie ». Il y aurait là, peut-être, l’horizon du projet cinématographique de Tatjana Božić, qui est néanmoins empêché par un dispositif inégal, souvent maladroit (plans cosmétiques et évanescents de nature, de points lumineux ou ballons qui s’envolent, gros plans de femmes inconnues) visant à symboliser et à universaliser le propos, à le surcharger, alors que celui-ci aurait gagné à être épuré pour assurer le portrait individuel, la chronique solitaire d’une amoureuse et de ses tribulations. Ainsi, les images d’archives (familiales principalement) contrastent très inégalement avec ces plans de remplissage.
Si on pense en effet à des modèles littéraires comme encore Christine Angot pour la dimension ici assez crue, pour le cinéma, malgré les différences, le nom de Chantal Akerman peut être convoqué, et notamment son No Home Movie présenté à Locarno (2015) et le 24 février prochain en salles. C’est que la mère, comme pour Chantal Akerman, est ici le centre de tout devenir femme dont elle est pourtant l’absente : Tatjana Božić souhaitait son témoignage pour son film mais sa mère est disparue précipitamment dans le même temps. Cette mère, belle et puissante que le mariage puis l’arrêt de travailler pour privilégier la carrière de son mari a en réalité fragilisé, et qui avait bien dit à sa fille dans une sorte de fatalité tragique : « tu es comme moi, tu ne seras jamais heureuse. » Ce que découvre pour sa part Tatjana Božić, c’est l’aliénation que lui procure la relation amoureuse où elle cesse d’être une femme forte, alors que c’est cela même que les hommes recherchaient et aimaient à l’origine chez elle. Mais ce qu’elle découvre aussi, et c’est le film qui lui sert vraisemblablement de révélateur, c’est la voie qui la mène à sortir de la fatalité.
En s’attachant à trouver l’ingrédient de l’amour heureux, Tatjana Božić émeut par son autoportrait-vérité sans concessions, mais ses choix de mise en scène et de montage parfois judicieux (les surimpressions notamment), souvent maladroits voire naïfs, comme une grande hétérogénéité dans les régimes d’images, empêchent le film de fonctionner. Sorte de documentaire ressortissant au mumblecore couplé à Woody Allen pour l’érotisme léger et la psychanalyse (les personnages évoquent en effet à un moment que chez lui la thérapie fait partie de la relation de couple), la dimension psychanalytique finit ici par un peu tout envahir, au même titre que la caméra de Tatjana Božić envahit l’espace intime de ses amants avec sa caméra comme l’un d’entre eux le lui fait remarquer. Après avoir passé un peu de temps en sa compagnie, elle aura néanmoins su nous atteindre par sa personnalité attachante et parce qu’elle est sans doute à même de formuler, au lieu de la formule consacrée « Happily ever after », « I am living happily ever after ».