Quatre ans ont passé depuis la sortie de Donoma en 2011. Hors-norme comme son précédent film, à mi-chemin entre la performance d’acteurs, le film expérimental et le traité militant sur la création, Faire l’amour (FLA pour les intimes) confirme l’énergie libertaire et libératoire du cinéma de Carrénard. Situé à la connexion de destins qu’il entrecroise et emmêle, il raconte en parallèle l’histoire de Kahina, taularde en permission pour une semaine pendant laquelle elle espère voir son fils placé en famille d’accueil ; et celle d’Oussmane, rappeur sourd en couple avec la sœur de Kahina qui attend un enfant de lui.
Au long des pérégrinations du trio entre Perpignan et Paris, le réalisateur décline une même vision habitée, vindicative et singulière de l’amour et de l’art cinématographique, dans un même élan. Ses principaux motifs : le langage et son épanouissement (qui passe souvent par le rap, qui permet d’allier à la musicalité des mots le punch du phrasé contemporain), l’improvisation, les rencontres et confrontations entre personnages, et surtout une attention précise à l’amour, dont le réalisateur-scénariste a fait son sujet principal depuis son premier long. Le faire surgir dans les endroits ou situations les plus singulières et improbables, c’est l’objectif annoncé de ce diptyque. Avec un certain désordre narratif en ligne de mire (le désordre de la spontanéité), FLA reproduit aussi les faiblesses de Donoma : en premier lieu une sorte d’éparpillement dont on se demande parfois s’il a vraiment un sens.
Un temps pour tout
C’est que FLA a été remonté après qu’une première version a été montrée en ouverture de la Semaine de la Critique en 2014 et qu’un premier projet de sortie a été avorté en 2015 – le film a été raccourci de trois à deux heures. On sent dans cette temporalité resserrée les vides laissés par un premier montage, dont l’étirement aurait permis de révéler avec plus de force l’énergie qui habite le cinéma de Djinn Carrénard. Certains pans de la fiction raccourcie tombent malheureusement à plat, comme cette incartade poétique à Haïti avec Saul Williams, qui ne trouve pas le temps ou la cohérence requis pour prendre son ampleur. On sent surtout que cette version s’est faite aux dépens des plans-séquences qui faisaient le sel de Donoma, tirant des acteurs, du jeu, de la langue toute l’énergie du récit.
Mais si les personnages sont souvent peu aimables, si la temporalité étirée est parfois source d’inconfort, c’est que l’obsession de Djinn Carrénard pour le conflit est une façon de faire ressortir, dans les joutes verbales des personnages et des acteurs, la dynamique contestataire du film. C’est celle d’une parole qui se veut affranchie des codes, libérée des impératifs imposés par les genres et le découpage habituel du cinéma. Par ses méthodes de production (il en occupe bien des postes et notamment la prise de vue, filmant caméra à l’épaule avec l’improvisation pour ligne directrice), Djinn Carrénard fait sauter dans sa mise en scène les conventions pour donner à voir et à sentir la vie en train de se vivre. Et avec elle son attention, presque analytique, à une certaine vérité des sentiments, qu’il entend en tous cas faire surgir en montrant leur partage, leur circulation, les choix existentiels qu’ils entraînent.
Le film propose une évidente impression autobiographique dans son attention à la création artistique – avec notamment le personnage de Marius qui, dans un monologue efficace, se fait le défenseur de l’indépendance artistique ici transposée à la musique. Malgré tout D. Carrénard échappe à la complaisance autocentrée grâce à son trio de personnages et à ses situations souvent arides. Plus que par ses qualités narratives ou de jeu FLA, laisse affleurer cette énergie contestataire qui éblouissait dans Donoma, avec moins de force toutefois.