Réalisé en 1946 et sorti sur les écrans en janvier 1947, Panique signe le retour en France de Julien Duvivier après quelques années d’exil aux États-Unis pour cause de Seconde Guerre mondiale. À l’instar de Jean Renoir (qui tenait son confrère en haute estime), le réalisateur n’a jamais vraiment réussi à s’accorder aux exigences des studios hollywoodiens, perdant un peu de ce qui avait forgé son identité durant les années 1930, décennie faste pour le réalisme poétique tant fustigé après l’arrivée de la Nouvelle Vague. En adaptant un roman du populaire Georges Simenon, Les Fiançailles de M. Hire (dont Patrice Leconte s’inspirera une nouvelle fois en 1989 sous le titre Monsieur Hire), le réalisateur de La Belle Équipe ou de Pépé le Moko était censé s’assurer un succès public et critique. Sauf que le résultat fut tout autre : attaqué par la presse qui n’y voyait qu’une resucée de l’esthétique d’avant-guerre, boudé par un public probablement déconcerté par l’extrême noirceur du propos, le film fut un échec complet. Si bien que le réalisateur choisira à nouveau l’exil, cette fois-ci vers la Grande-Bretagne avec une adaptation d’Anna Karénine (1948), avec Vivien Leigh dans le rôle-titre, puis vers l’Espagne avec le film Black Jack. Il lui faudra attendre Sous le ciel de Paris en 1951 pour renouer définitivement avec le succès et cette image d’auteur populaire. Pourtant, Julien Duvivier reste encore aujourd’hui un auteur inclassable. La ressortie en quelques semaines de quatre de ses plus grands films (suivront La Belle Équipe, Voici le temps des assassins et La Fin du jour) permettra sûrement de retrouver des correspondances au sein d’une filmographie qui n’a jamais cessé de brouiller les pistes, d’une férocité et d’un nihilisme que les partis-pris de mise en scène parfois trop académiques pouvaient contredire. En marge de cette noirceur qui caractérisait l’univers de Duvivier, le sommet commercial fut paradoxalement atteint grâce à deux comédies : Le Petit Monde de Don Camillo (12,7 millions d’entrées en 1952) et sa suite Le Retour de Don Camillo (7,4 millions d’entrées en 1953). Pourtant, Panique, en dépit de l’insuccès qu’il rencontra, est probablement celui qui synthétise le mieux les obsessions d’un cinéaste pour qui les différentes couches de la société dans toute leur diversité (le clergé, les bourgeois, la masse populaire) étaient pourries jusqu’à l’os.
Chambre avec vue
Dans un Paris qui semble complètement factice (des immeubles en carton-pâte, des rues qui ne mènent nulle part et n’offrent aucune perspective), vit Monsieur Hire. Homme solitaire et hirsute, peu apprécié de ses voisins mais tenu en respect grâce à son bagout et à son instruction, il vit dans une petite chambre au sommet d’un vieil immeuble. De sa fenêtre, il a une vue imprenable sur les appartements d’en face, dont l’un est occupée par la belle Alice à laquelle il n’est pas insensible, en dépit de sa liaison avec Alfred, le dandy brigand du quartier. Alors qu’un meurtre a été commis par ses soins dans un terrain vague tout proche, Alfred convainc Alice de séduire Monsieur Hire afin que les soupçons se dirigent peu à peu sur lui. Pari réussi : derrière son air supérieur et méprisant, le vieil homme se laisse totalement duper par le désir que lui inspire la jeune femme, au point de tomber dans tous les pièges tendus et de se retrouver accusé d’un crime qu’il n’a pas commis. Mais loin de se reposer exclusivement sur la cruauté du roman original, Duvivier amplifie par sa mise en scène le malaise que peut susciter cette histoire : dès les premières scènes du film, on est saisi par la photographie très sombre de nombreux plans, faisant disparaître des personnages sous-exposés dans les recoins des pièces. Des ombres passent furtivement sur les visages, comme si on avait délibérément éteint la lumière. C’est ce même constat que l’on fait lorsque Monsieur Hire, prostré à sa fenêtre pour espionner l’objet de ses fantasmes, apparaît telle une masse noire et informe, le visage privé de ses traits. Vaguement inspiré de l’expressionnisme, ces partis-pris ne s’inscrivent pourtant pas dans un souci d’esthétisation des scènes : au contraire, ces choix créent un inconfort dans l’appréhension des espaces et des personnages, comme si Duvivier, en véritable orfèvre rigoriste, souhaitait distiller le malaise jusqu’au spectateur de son film. L’abondance des plongées et des contreplongées (notamment lorsque Monsieur Hire se fait mettre à sac sa chambre par la foule hystérique) insiste sur le déséquilibre des rapports de force : dans cette mauvaise farce, chacun est tour à tour proie et prédateur, condamné à tuer ou bien à se faire éliminer.
Les bas instincts
Si le récit ne fait jamais le moindre mystère de la culpabilité du couple à l’égard de Monsieur Hire et du double-jeu d’Alice envers son vieux voisin, Duvivier ne se réfugie pas pour autant dans le pathétisme que pourrait inspirer cette situation en forçant l’empathie pour la victime. Le désir soudain de ce dernier pour cette jeune femme débarquée de nulle part ne repose sur rien d’autre qu’une attirance physique et donc pulsionnelle. Il suffit pour s’en assurer de repenser à cette succession de plans audacieux au cours desquels Alice tente d’amadouer Monsieur Hire en lui confiant son désarroi : alors qu’elle fait le récit des violences dont elle se dit victime de la part d’Alfred, elle attache un soin particulier à dévoiler un bout de cuisse ou un peu plus son décolleté. La caméra attrape ses morceaux de chair tels que Monsieur Hire pourrait les découvrir avec envie. Puis le cadre du plan suivant nous montre la jeune femme assise face à son interlocuteur débout, le corps coupé au cadre au niveau de la taille, mettant de manière troublante à un même niveau le visage angélique de la machiavélique Alice et le bassin de l’homme qu’elle cherche à séduire. Autrement dit, c’est à ce niveau que se situe le talon d’Achille de Monsieur Hire. Tous coupables de nos bas instincts selon Duvivier ? La fin du film, tristement célèbre pour l’infinie cruauté qu’elle met en exergue, n’offrira pas d’hypothèse plus optimiste : victime d’une véritable cabale fondée sur la rumeur populaire et à laquelle il ne comprend rien, le vieil homme se comporte comme un animal traqué, n’écoutant plus que son instinct de survie. Le visage à la fois défait et presque inexpressif de Michel Simon (impérial de bout en bout) lorsqu’il vit ses dernières secondes, suspendu à la gouttière branlante d’un toit d’immeuble, fait l’effet d’un miroir tendu à cette foule inhumaine qui se gargarise de la détresse d’un homme injustement poursuivi. Comment s’étonner qu’un an après la Libération, le public français n’ait pas couronné de succès ce film d’un pessimisme total ?