Le premier plan du film donne d’emblée le ton et charge l’image de significations lourdes : la caméra suit George Hirsch, actuel président du conseil d’administration de New York Road Runners (les organisateurs du marathon de New York), vers le balcon de son luxueux appartement surplombant Central Park. Elle s’engouffre par la fenêtre, comme happée par l’objet filmé (Central Park), symbole et point de départ du récit conté par le réalisateur, celui de la ®évolution de la course à pied, qui débuta avec une poignée de marginaux dans le parc new-yorkais. Et pourtant, le sujet de ce récit n’est pas tant le running que la quête effrénée de liberté de ses protagonistes. Ce travelling un peu forcé, qui introduit son film avec un effet de style narratif quasi hollywoodien, pose d’emblée le problème classique du compromis hyper-narrativité/liberté poétique, et peut amener à aborder l’œuvre avec une certaine méfiance.
Narration rectiligne
Free to Run nous décrit, avec un souci minutieux, le chemin laborieux de ce sport pour s’affranchir de la marginalité de sa pratique (les Runners quotidiens n’étaient pas bien vus et les athlètes nationaux étaient affublés d’un statut amateur imposé), sous le prisme des témoignages et portraits de ses différentes figures, jusqu’à devenir le phénomène de société qui perdure encore actuellement. Avec sa mécanique narrative bien huilée, le film nous entraîne irrésistiblement, comme un tourbillon, vers le constat implacable que toute pratique populaire finit par être capitalisée, pour devenir un produit de consommation. Il nous est en effet conté comment un groupe de personnes a transformé une association amateur et passionnée en un business international incarné par la puissante New York Road Runners, générant toutes sortes de produits dérivés (et notamment la collaboration, dans les années 1970, avec la jeune société Nike). Capitalisation également politique, puisque la pratique du footing est devenue le fer de lance d’une société écologique prônant une hygiène de vie saine et un rapprochement vers la nature.
Le récit, construit sans faille narrative, est mené de manière rectiligne avec une logique de spirale qui agrandit le champ de vision. Le film passe en effet, par glissements progressifs, d’un personnage à l’autre, d’un événement à l’autre, et ce de manière isolée, avant que leurs relations et la vision d’ensemble ne soient bien clarifiées. Une construction finalement évolutionniste et classique, qui joue le jeu avec ce qu’il faut d’habileté pour ne pas révéler trop vite ses intentions au spectateur. Et pourtant, cette mécanique (trop) parfaite et au parfum hollywoodien laisse songeur par le rythme de course qu’elle impose, ne permettant au film aucune respiration ni aucun temps mort. Mais aussi, et ceci est plus dramatique sans doute, une histoire américano-euro-centrée, dont la logique évolutionniste ne laisse pas de place à l’historicité décalée des pays africains, asiatiques, sud-américains, etc…
En surface toutefois, le travail de recherche semble de qualité, multipliant les images d’archives télévisuelles, faisant la part belle aux témoins, même si chaque interview ne dure jamais longtemps, sacrifiant ainsi l’atmosphère de ces témoignages au profit du rythme. Il est pourtant avéré que le rapport au témoin est toujours délicat : comment imposer un recul critique nécessaire à l’historien, tout en ne cédant pas à la tyrannie de l’émotion ? Il y a hélas, dans Free to Run, un certain enfermement dans la parole des interviews, une logique de montage qui accompagne leurs dires, allant jusqu’à imposer des artifices pour en multiplier la teneur. Par exemple, lors de la séquence du marathon féminin des JO de 1984 où, à l’entrée du stade, il semble évident que le son de la foule grondante a été recréé (ou du moins très bien retravaillé). Cela, en soit, n’est pas interdit dans un dispositif artistique, mais vient rompre le contrat pédagogique et informatif que le film avait imposé jusqu’alors, tout en confirmant sa tendance à s’enfermer dans une frénésie illustrative.
Une erreur méthodologique ?
Ce qui est finalement dommage, c’est que la logique de construction en spirale, parfaitement dramatisée, comme si toutes les images étaient là, à disposition pour le récit global scénarisé, vienne noyer également les quelques pistes de réflexions historiennes qui auraient mérité d’être approfondies. Non pas la question fataliste de son temps sur la réappropriation consumériste d’une activité médiatisée (et donc, son passage d’un combat socialiste à une surpuissance capitaliste), mais la question fascinante d’une histoire des sensibilités, discipline dont l’historien Alain Corbin est actuellement l’un des principaux représentants : comment notre société contemporaine est passée d’une pudeur traditionnelle à une libération des corps (et comment notre rapport au corps en lui-même a‑t-il évolué) ? Car la course à pied a pris part, comme les mouvements de contre-culture, aux changements radicaux des années 1970. Il y a d’ailleurs une séquence intéressante dans le film, mais hélas trop isolée, sur la difficile fin de course de Gabriela Andersen-Schiess, agrémentée d’une citation du journaliste Roger Robinson : « pour la première fois, il a été autorisé de voir des femmes apparaître exténuées en public ». C’est-à-dire se découvrir autant que les hommes, sans avoir à penser à leur apparence. Là est l’intention du film, son combat affirmé, sa démonstration auprès du spectateur. Et par extension, le combat des libertés de tous, quelles que soient l’activité et les appartenances. Il aurait alors été plus judicieux pour le film de ne pas se retenir ni alourdir les images d’une voix off envahissante et sortie de nulle part. Ne pas épouser une logique narrative-évolutive qui s’effectue sûrement au gré des images, mais se laisser aller à un ballet de ce panel coloré de documents audiovisuels, afin de s’affranchir de l’encombrant pacte de dramatisation et épouser une logique de liberté de montage qui rendrait bien plus hommage au propos de l’œuvre.