Après sa trilogie new-yorkaise (The Shade/1999, I Am Josh Polonski’s brother/2001, Appartment #5C/2002), qui l’a révélé sur la scène internationale, et plusieurs réalisations en hébreu à Tel-Aviv (Avanim/2004) ou Jérusalem (Tehilim/2007), Raphaël Nadjari revient cette fois-ci avec Mobile Étoile, premier film en français, et tourné à Montréal. Cette fragmentation géographique est déjà, en soi, et de l’aveu même du cinéaste, le signe d’une volonté de toucher un public international, pour caresser une forme de langage purement cinématographique, non dépendante de la parole. Nadjari s’appuie pour cela, pour son dernier film, sur la force du spectacle musical, en référence au Chanteur de jazz, sorti en 1927, et dont le cinéaste a affirmé la filiation en interview. Mais les procédés esthétiques qu’il emploie, entre fulgurances ambitieuses et maladresses lourdes, vont beaucoup plus loin que son modèle.
Joug et tensions familiales
Nadjari dépeint le quotidien d’une famille de musiciens de style liturgique tentant de multiplier les projets (concerts, ateliers d’éducation musicale, subventions, etc…) pour stabiliser leur situation professionnelle, afin de pouvoir travailler librement leur réinterprétation des chants et musiques sacrés hébraïques. Pourtant, leur tentative de rupture avec les traditions de la pratique musicale religieuse est mise à mal par le retour de l’ancien professeur d’Hannah, la mère. Ce dernier impose le respect des coutumes, allant jusqu’à provoquer la zizanie dans le groupe.
Les disputes internes qui en découlent entraînent des ruptures sans conséquences puisque tout se rétablit très rapidement dans les scènes suivantes. Le récit se révèle finalement être avant tout prétexte à une observation des rouages familiaux. L’expérience s’avère pourtant bien rudimentaire, tant les personnages sont animés par des réactions et émotions brutales. Cela est en partie dû à l’interprétation un peu précipitée des comédiens, qui se coupent parfois la parole, et qui passent brusquement d’un état de nonchalance à une colère noire. Par exemple, lors du retour du professeur, certains membres du groupe acceptent avec légèreté son autorité, avant de se braquer subitement et catégoriquement. En réalité, il semblerait plutôt que Nadjari opère une épuration pour enlever tout le superflu et ainsi aller à l’essentiel, afin de communiquer une émotion pure, quitte à condamner son film à une trajectoire bien rectiligne dont les contretemps se révèlent inutiles.
Cette volonté d’émotion pure, Nadjari l’investit avant tout par des intentions de mise en scène. Pour ce faire, le film avance une expérience théorique qui nuit hélas quelque peu au plaisir de son spectacle, puisqu’il révèle trop maladroitement ses mécaniques esthétiques. Alors que son modèle, le Chanteur de jazz, n’avait pour unique préoccupation que de faire de son procédé technique, le son synchrone, un événement, sans réellement s’interroger sur le renouvellement des procédés narratifs.
Une tentative pas totalement aboutie
Nadjari tente cette réflexion, proposant une expérimentation sonore (un mélange entre son direct et resynchronisation) qui donne un sentiment intéressant de suspension dans les dialogues. En roue libre, le son traverse les espaces et fait tomber les cloisons. Musique, sons et dialogues se superposent, rendant parfois ces derniers anecdotiques (une démarche qui rappelle timidement Nouvelle Vague de Godard). Parfois même, le son off traverse les murs, et l’on se rend compte alors à quel point le secret paraît impossible entre les protagonistes. L’espace n’est jamais clos, toujours comme entrouvert, et l’œil du spectateur peut s’engouffrer, pour pénétrer dans l’intimité du groupe. Symptomatiquement, Nadjari filme en ce sens en proposant souvent un cadrage à travers l’entrebâillement de portes, entre deux murs, ou avec en amorce, à l’avant plan, des objets de type différent. C’est sûrement ce dispositif un peu pudique qui empêche au film de gérer au mieux les émotions trop frontales, et donne à certaines séquences une gravité un peu lourde.
Et vers la fin du film, le cinéaste essaye quelque chose qui rompt radicalement la linéarité de sa narration. Une séquence durant laquelle le montage fragmente le temps et l’espace, jouant simultanément des séquences de temporalités différentes, isolant tous les protagonistes, et enfermant l’héroïne, Hannah, dans une bulle, avant que finalement tout le monde ne soit réuni, dans un nouveau souffle, comme reparti à zéro. Cette séquence ne doit se prendre que comme pure musicalité, dans un effet que Youssef Ishaghpour comparait à des quartettes qui, « comme à l’opéra, opposent plusieurs voix au moment le plus dramatique ». Serait-ce donc cela, la démarche de Nadjari, une sacralisation du spectacle, et une désacralisation ironique de la parole ? Il y a bien quelque chose de courageux dans le projet du cinéaste, notamment en osant suspendre longuement la narration au profit des numéros musicaux.
C’est dans cette atmosphère étrange, entre suspension et précipitation, entre des répliques qui traversent les murs et les scènes, et une musique enfermée dans le cadre rigide de plan-séquences fixes, que le film laisse tout de même un goût d’entre-deux. Le constat que la tonalité alterne entre sérieux et sacré, entre pudeur et brutalité, amplifiant les mécaniques dramaturgiques rendues trop évidentes par leurs maladresses, alors que le film aurait pu s’aventurer plus radicalement dans la piste théorique et expérimentale que Nadjari proposait.