À la sortie du nouveau film de Bruno Dumont, peut-être son plus âpre à ce jour, plusieurs émotions se mêlent. La sidération, d’abord, face à ce nouvel ovni, deux ans à peine après la surprise P’tit Quinquin. La joie, aussi, de découvrir un film aussi passionnant, ceux pour lesquels on se rend à Cannes chaque année dans l’espoir de trouver la lumière. Puis, enfin, une vague qui nous emporte et nous laisse un peu bouleversés au moment de rendre compte de notre expérience de spectateur. Car derrière la radicalité d’une comédie détraquée, dont le burlesque expérimental n’a pas peur du raté, se cache une beauté secrète et pourtant familière, tant elle habite les films de Dumont depuis La Vie de Jésus. Dumont est un cinéaste obstiné, qui n’a au fond jamais fait qu’une chose : confronter des corps et des visages à la brutalité du monde, grâce à la puissance d’évocation du champ-contrechamp. Pas un hasard si les Van Peteghem, une famille de bourgeois décadents et brillamment campés par une brochette de vedettes (Fabrice Luchini, Juliette Binoche et Valeria Bruni-Tedeschi), se pâment d’admiration devant des paysages que le spectateur ne voit parfois même pas. C’est que les Van Peteghem regardent mais sont incapables de voir, trouvant tout aussi sublime le panorama d’une baie sauvage qu’une omelette qu’ils n’oseront pas manger (d’ailleurs on ne mange pas chez les Van Peteghem, au contraire des Brufort, la famille cannibale de marins dont est issu le « Ma Loute » du titre). Or, chez Dumont, voir c’est communier avec le monde et possiblement accéder à une élévation spirituelle. Cette ascension est ici, sans trop déflorer les surprises du film, très littérale, et marque une nouvelle radicalisation du cinéma de Dumont, l’un des rares cinéastes français mus par une ambition métaphysique, de ceux, qui comme Godard et le Cavalier du Paradis, scrutent le ciel pour y trouver des réponses.
Si l’on pouvait craindre une dilution de l’identité Dumont au contact de stars importées, c’est finalement l’inverse qui se produit. Le film s’avère même un brin mal aimable tant ses lignes se révèlent saillantes : il y a d’un côté les bourgeois, de l’autre les pauvres ; d’un côté la terre, de l’autre la mer et le ciel ; d’un côté les affamés, de l’autre ceux qui ne se nourrissent pas, etc. Le champ, le contrechamp – on y revient, avec toute la violence qu’induit l’entrechoc d’oppositions si tranchées. Et au milieu se trouvent Ma Loute, passeur entre deux rives, et Billie, figure androgyne à l’identité sexuelle réversible. Eux voient et font même mieux, ils se reconnaissent. Toute la beauté du film, à l’image du superbe dénouement de P’tit Quinquin, réside dans le passage du champ-contrechamp à l’étreinte de deux corps. Ici, les baisers fraternels de Van Peteghem et du commissaire Machin, désopilant policier dont le corps déséquilibré peine à se mouvoir sans tomber ou rouler à travers les dunes, mais aussi un dernier plan triste et lumineux à la fois, où deux corps s’étreignent et où deux autres se séparent, actant l’incompatibilité intrinsèque des Van Peteghem et des Brufort. C’est par ces jeux de regards et cette mise en tension entre des êtres confrontés à la beauté foudroyante du territoire que Dumont dépasse sans mal l’horizon de la lutte des classes et transcende les fondations schématiques de son film pour mieux s’aventurer vers des expérimentations comiques – les stars sont vraiment maltraitées – et toucher à un lyrisme solaire.