C’est l’histoire d’une jeune veuve, Anna, à qui tout le monde souhaite le bonheur, mais qui n’en finit pas d’absorber, en plus de son chagrin, celui de tout son monde. « Soyez heureuse », lui ordonne-t-on plusieurs fois, comme si son malheur à elle, au lendemain d’une guerre qui lui aura volé le garçon qu’elle aimait, pesait moins lourd que l’armure de sa jeunesse. Et à travers cette jeune femme, sur le cœur de qui chacun déverse son deuil, sa peine, ou sa culpabilité, Frantz raconte comment, après la guerre des garçons, vient le tour des filles auxquelles incombe moins le devoir de panser leurs blessures que d’en hériter. Sauf que le film, rusé, commence d’abord par une toute autre histoire : celle d’un jeune soldat français, Adrien, venant poser, sur la tombe d’un homologue allemand mort au combat, des fleurs au parfum de mystère.
Désamorçages
Multipliant les fausses pistes pour mieux revenir, infatigablement, sur le terrain classique du mélodrame, Frantz est sans doute le film français le plus surprenant de cette rentrée. Avec son affiche froide, le secret de polichinelle que laisse deviner sa (mauvaise) bande-annonce et la promesse d’une performance à César de Pierre Niney, rien, à commencer par la réputation cabotine d’Ozon, ne laissait présager du film limpide, et peu à peu très émouvant, qui n’en finit pas d’accoucher sous nos yeux. Respectant à la lettre la loi pneumatique propre au mélodrame – qui consiste à gonfler tout doucement le cœur du spectateur jusqu’à le faire éclater en sanglots –, le film, c’est sa force, n’en demeure pas moins déroutant à plusieurs chefs. Frantz, que le titre emprunte au nom du fiancé disparu autour de qui s’enroule puis se déroule l’intrigue, n’est d’abord qu’un McGuffin. Le secret de ce soldat français ensuite, qui ne s’avèrera pas de la nature que l’on croit – le film, bien aidé par une bande annonce presque parodique, laisse un temps planer l’hypothèse d’un amour homosexuel –, est de nouveau l’occasion d’un changement de direction. Sauf qu’à force de braquer et de contrebraquer, la plus grande surprise du scénario découle du simple fait qu’il ne s’employait, et ce dès le départ, qu’à maintenir son cap.
Et ce cap, c’est bien sûr le point de vue d’Anna (impeccable Paula Beer). Anna qui accuse silencieusement, et seule, chaque coup de théâtre ; Anna qui accumule, au fil des fausses et vraies révélations, le lourd fardeau des mensonges des autres. Au fond, si Frantz est un habile mélodrame, c’est parce qu’il lève un à un les secrets de son peuple en sanglots pour les entasser mine de rien sous les paupières de son héroïne. Il y a d’abord celui du soldat français, qui arrive gonflé de larmes et repart le cœur plus léger après sa confession. Puis celui d’Anna, hérité donc de ce dernier, qui omet pour leur bien de dire la vérité aux parents de Frantz, apaisés par la visite de celui qui prétendait être l’ami de leur fils. Même le prêtre du village, auprès de qui la jeune femme vient chercher des réponses, lui conseille pour le bien de tous de garder ses secrets – on pourrait dire qu’il les lui remet dans la bouche. À chaque péripétie, les yeux d’Anna héritent d’un nouveau poids, et plus le récit avance, plus Frantz fait de ce cumule la nature même de sa veuve : son regard, c’est son corps tout entier. Si bien que le film, d’abord partagé entre les différents points de vues de ses personnages, se resserre peu à peu sur celui d’Anna, qui les synthétisent tous, jusqu’à littéralement faire de son œil – plongé dans une toile de Manet – un point final.
Angle mort
Et s’il ne porte pas son prénom, mais celui d’un soldat mort, c’est parce que le lendemain de la première guerre mondiale est plus que jamais le jour des hommes : le film montre bien qu’avec leurs morts, qui fleurissent partout dans les villages, leurs gueules cassées, leurs traumatisés, l’acrimonie des humiliés, la fierté glaçante des vainqueurs – sortant après deux mois de patriotisme sportif, Frantz fait résonner la marseillaise la plus givrante entendue depuis longtemps –, l’Allemagne et la France sont des territoires où la virilité, qu’elle soit blessée ou triomphale, ne cède aux femmes qu’une infime place. C’est pourquoi, à la façon dont l’œil ne regarde que ce qu’il manque chez un amputé, Frantz prend le nom du grand absent, au détriment de celui de sa vraie protagoniste. Pourtant, en faisant patiemment remonter Anna à la surface de sa petite passion d’après-guerre, Ozon dissipe subtilement le mystère : dans ce monde où elles n’existent qu’en pointillés, c’est bien sur les femmes que le film portait son regard depuis le début.
Frantz se boucle ainsi sur un rêve d’Anna où, enfin délestée de sa valise pleine du chagrin de tous les autres, de petite fille elle serait enfin devenue une femme libre. Libre de s’asseoir aux côtés d’un bel inconnu, de contempler Le Suicidé de Manet qui la troublait tant, et de jouir de l’essence-même de son âge, qui n’est pas à l’ordre d’un lendemain de défaite : la légèreté de sa jeunesse.