« Se faire oublier, appartenir au paysage, se confondre avec la foule, est une attitude fondamentale pour le cinéaste qui cherche à approcher le réel. » Ces mots soulignent que Mario Ruspoli fut (aussi) un penseur de l’outil-caméra qui participa aux débats intenses des années 1960 à propos des termes d’une forme documentaire en ébullition – Cinéma-vérité (terme qu’il récusa) ; Cinéma direct, etc. Par ailleurs, Ruspoli ne fut pas l’un de ces cinéastes-cadreurs, il travailla notamment avec Michel Brault, opérateur essentiel de cette époque, au Canada avec Gilles Groulx ou Pierre Perrault, en France avec Jean Rouch (notamment pour Chronique d’un été). Cette livraison des Éditions Montparnasse est une belle occasion pour mettre en lumière les films de cette figure assez méconnue du cinéma documentaire, aussi de faire plus ample connaissance par le biais du portrait figurant parmi les suppléments : Mario Ruspoli, prince des baleines et autres raretés (2011) de Florence Dauman.
Caméra sans trépied, avec des oreilles
Entre les deux DVD qui composent cette édition se joue une révolution technique qui fut une rupture esthétique pour le cinéma documentaire. Les hommes de la baleine (1956) figure dans le premier disque et représente la facture documentaire – dans son meilleur versant – des années 1950, c’est-à-dire un film post-synchronisé et commenté, parfois proche de la scène mais dans une forme d’observation et de retrait par rapport à sa matière, même si la caméra embarque sur les chaloupes des pêcheurs pour des séquences parfois impressionnantes. Le second disque contient quant à lui des films réalisés entre 1961 et 1964 ; ils portent sur la ruralité (Les Inconnus de la terre), l’aliénation (Regard sur la folie et La Fête prisonnière), la désintoxication (Le Dernier Verre), mais disposent tous d’un même personnage central, signalé comme tel au générique : la caméra Éclair 16 Coutant. Elle fut le premier appareil « autosilencieux », poétiquement qualifié à « griffe douce », qui ouvrit la voie à la synchronisation de l’image et du son au début des années 1960. Mario Ruspoli signifia cela : « Pour la première fois en France, le son et l’image, bras-dessus bras-dessous, « se baladent » avec les personnages en mouvement. » Ces éléments techniques s’invitent dans les films dévoilant ici le micro, là l’enregistreur Nagra (et son porteur, souvent interviewer), il s’agit même à la fin de La fête prisonnière de montrer la caméra pour une mise en abyme qui résonne comme une profession de foi.
Les films des années 1960 font sans cesse écho aux mots prononcés par Ruspoli lors d’un congrès de l’UNESCO en 1963 : « Libérer la caméra. Pouvoir la jeter dans l’espace humain, dans la vie. Oublier la caméra. Pour cela, il faut d’abord qu’elle soit muette. Coupons-lui la langue ! Pouvoir filmer comme on regarde, immédiatement. Enregistrer en même temps les sons, la parole humaine, n’importe où, n’importe quand, en même temps que l’image. Tout cela paraissait un rêve il y a à peine trois ans. Aujourd’hui, après le travail des pionniers du Cinéma direct, d’hommes comme Leacock, Rouch, Brault, Maysles, Lhomme, après le travail des équipes canadiennes, une nouvelle dimension s’ouvre pour le cinéma. […] Le caméraman n’a plus de trépied : il l’a donné au musée archéologique. Il n’a plus que deux pieds, ceux que lui a fournis la nature. Et pourtant, il lui faut une deuxième tête, greffée sur son épaule : LA CAMERA LÉGÈRE. »
C’est sans doute la scène suivant le générique de Regard sur la folie qui met le mieux en scène cet outil libéré de ses pesanteurs, fermement relié au corps et au regard de l’opérateur – comme un « organe complémentaire » disait Ruspoli. La caméra part d’une fenêtre, s’en détourne et s’avance dans la demeure abritant l’asile ; un long travelling avant en caméra porté, extrêmement fluide, passe de pièce en pièce où sont disposés les lits, encaissant relativement bien les ruptures lumineuses. Le plan suivant ouvre sur la parole d’une patiente. Il s’agit bien d’un plan « historique », par sa façon de mettre en scène le mouvement d’une caméra portée qui s’inscrit dans la réalité. Et ce mouvement sert à cheminer vers la parole – objet de la poignante séquence qui s’amorce ensuite.
Poétique de l’humain en péril
Les films de Mario Ruspoli ne sont pas des pièces pour le musée du cinéma, et son mouvement vers l’homme n’est pas une théorique profession de foi. Ils incarnent la rencontre des possibilités esthético-techniques et de cet appétit pour l’homme, ils fouillent la profondeur de sa parole et le mystère de son être, sous lesquels couve une part profondément mélancolique. Le cinéma de Mario Ruspoli inscrit ainsi des présences et des visages, des sons et des paroles, ceux des aliénés de Saint-Alban mais aussi de leurs thérapeutes (Regard sur la folie), d’enracinés à l’ingrate terre de Lozère (Les Inconnus de la terre), d’un être frappé d’une passion dévastatrice pour l’alcool (Le Dernier Verre). Les films s’ancrent aux corps, aux visages et à leurs mots, pour en approcher la vérité tout en en formulant l’indicible secret. Alors que la tentation était sans doute grande d’user du son direct en se reposant sur la parole, Ruspoli ne renonce pas au commentaire ni ne relègue l’image dans un second plan ; relayée par des montages inventifs et remarquable de sensibilité plastique (ci-dessous dans Les Inconnus de la terre), elle se trouve au contraire dans un dialogue constant avec les données sonores.
Ruspoli explore les possibilités d’agencement entre l’image et la parole – in et off ; commentaires d’une grande tenue littéraire, en cela héritiers du cinéma documentaire des années 1950. Par exemple, Les inconnus de la terre débute ainsi : « Cratères, causses, cavernes. La Lozère, le plus réussi des pays désolés, admirable en carte postale, comme tous les enfers refroidis. Une terre sèche, la pluie ne reste pas, elle rejoint aussitôt une éponge calcaire, le refuge des légendes et les anciennes terreurs. […] Ici il faut lire entre les routes, il faut surtout écouter le fouet invisible, le fouet fantôme qui use la Lozère à 140 km/h : le vent ! Il courbe les croix, il n’a pas encore pu souffler les hommes. » Comme on l’a signifié, Les Hommes de la baleine (1956) appartient à cette chronologie d’avant le « direct » en ce qu’il est surtout porté par un commentaire, lui aussi très littéraire, qui jongle entre l’historique et l’informatif, le prosaïque et le mythologique – avec Moby Dick de Herman Melville comme aiguillon.
Au titre de l’expérimentation du commentaire, plus tardif (1972) et essentiellement illustré par des images fixes (planches zoologiques, gravures, etc…), Vive la baleine est une sorte d’apologue polyphonique adressé, à la deuxième personne du pluriel, au mammifère marin. Dans ce film qui semble quelque peu expier le très sanglant Les hommes de la baleine, on signale que l’animal fut un moyen de survie avant de devenir un produit industriel, provoquant un odieux massacre ; sa destruction y est décrite comme une image tragique de la mort de l’homme.