Avec 24 mesures, l’acteur Jalil Lespert passe pour la première fois derrière la caméra. Le thème de son film — la recherche d’un peu plus d’amour et d’un peu moins de solitude — outre son manque d’originalité, pâtit d’une réalisation gonflée de prétention et d’une musique qui lui confère un rythme agaçant. Au lieu de l’espoir qu’il tente de susciter à travers ses personnages en déroute, ce film laisse une impression de fausseté et un sentiment quasi macabre.
« Quatre destins, quatre solitudes, vingt-quatre heures pour tout reprendre à zéro. » Voilà le programme qu’annonce l’affiche de 24 mesures. Dans ce premier long-métrage de l’acteur Jalil Lespert, il y a bien quatre destins et quatre solitudes. Mais en matière de « tout reprendre à zéro », on n’est pas servi comme on l’aurait souhaité. Helly (symbolique un peu lourde, de hell = enfer), Didier, Marie et Chris, sont effectivement quatre âmes en souffrance : l’une prostituée droguée séparée de son fils, l’autre fâché pour toujours avec un père impossible, la troisième avec sa mère, le dernier plein de rancœur et de rage. Ces accidents de la vie leur donnent une fêlure, une fragilité psychologique, dont ils tentent de se défaire au cours d’une nuit, celle du réveillon de Noël.
L’idée du réalisateur n’est pas mauvaise en elle-même, et il n’est pas question ici de la juger en tant que telle. Mais le problème de son film réside bien dans le décalage entre ce qu’il entend montrer, et ce qu’il montre réellement. Car si « tout reprendre à zéro » consiste à évoluer, aller vers quelque chose de plus positif, ce n’est absolument pas ce qui nous est donné à voir dans 24 mesures. « On peut voir le parcours de ces personnages comme un accès à la sérénité », prévient le réalisateur dans le dossier de presse. Cette sérénité évoquée ne perce jamais dans son film : une certaine complaisance vis-à-vis des malheurs des protagonistes et une ambiance plutôt lugubre, voire funèbre, confèrent au contraire à 24 mesures une lourdeur et un manque de subtilité. En cause dans cet écueil, le fait que le réalisateur tire son film du côté de la violence brute et crue, déployée dans un rythme trépidant. Du coup, loin de se dérouler intelligemment et calmement au gré de la découverte des personnages, le film ressemble à un exercice de style prétentieux et agressif. Le cadre choisi participe de cette impression de facilité : nuit glauque, lieux anonymes (stations services, hôpital, boîtes de nuit, peep-show…), accidents, agressions… la panoplie qui va avec les personnages est certes cohérente dans son style, mais laisse une impression d’artifice. Ce style désagréable est porté par une thèse on ne peut plus banale : elle attend son summum dans le manque d’originalité au moment de la bascule du film, où une voix off rauque lance une tirade sur l’éternelle histoire des rencontres entre les hommes et les femmes, et la recherche de l’amour au milieu de la noirceur… Une idée qui aurait pu convaincre, si le film n’avait pas tant manqué de simplicité et d’humilité.
Une même fausseté transparaît aussi dans les tentatives de filmer les visages et les expressions des acteurs. Jalil Lespert déploie certes une forme de sincérité dans sa façon de mettre en avant ses acteurs (Azabal, Magimel, Allaux, Bouajila), mais le primo-réalisateur est trop appliqué dans la recherche de propositions cinématographiques : concédons-lui quelques très beaux gros plans sur les visages, particulièrement celui de Benoît Magimel (le meilleur des quatre), sublimé dans la douleur par un grain très cru et des lumières sombres, quasi mystiques. Mais, associés à la typologie désagréable des personnages, ces efforts ne produisent qu’un effet : une prétention mal assumée, un esthétisme qui ne sert pas le film. Le choix de la musique vient corroborer ce décalage entre le fond et la forme film, qui bascule entre clip et images de rêves clichées : ainsi, les nombreuses scènes dans les boîtes de nuit et autres peep-shows ne font qu’ajouter de la lourdeur à l’ensemble, et un agacement avec cette violente techno et ses stroboscopes saupoudrés sans raison au gré de l’errance des personnages. Il y a bien un vrai rythme dans ce film, mais un rythme trépidant, et cette vitesse, cette urgence en deviennent agaçantes : un manque d’imagination maquillé par des effets de son (rythmes binaires, volume fort, musique distordue…) et de cadre (abus des gros plans).
On attendait de 24 mesures une partition musicale sur l’existence : avec la présence du grand Archie Shepp dans la deuxième partie du film, l’univers du jazz se glisse effectivement dans cette partition jusqu’ici empêtrée dans une violente techno. Le jazz, qui se joue en douze mesures (le titre du film vient d’une erreur du réalisateur, qui a tout de même gardé 24 mesures, qui sonnait mieux selon lui, et qui fait aussi référence au temps de son film) est censé illustrer les tourments des êtres mis en scène ici. Mais là encore, cette musique et les clichés qui l’accompagnent (les grands maîtres de la musique qui ont tout vu tout vécu et portent en eux une blessure à l’âme dont les apprentis musiciens devraient prendre de la graine), reste au stade de l’image plaquée, et n’insuffle aucune respiration au récit. Avec 24 mesures, on ne pas taxer Jalil Lespert de paresse : cet espace spatio-temporel dans lequel se débattent des personnages traumatisés trouvera peut-être son public. Pour notre part, nous n’y avons vu que de la prétention, des clichés en tous genres et la sensation de ne rien découvrir de nouveau.