Avec ce film ultra-documenté et encadré d’une armée de consultants (islamologues, journalistes, anciens agents de la DGSE…), Philippe Haïm entend dépasser la contradiction du spectaculaire et de l’intime. Nourri des codes stylistiques du blockbuster, Secret défense s’essaie à une réflexion politique et sociale, dont les enjeux hexagonaux et internationaux complexes sont signifiés par le parcours sinueux de deux êtres, certes archétypaux, mais à la fragilité vibrante.
Sans attache familiale et sentimentale, Diane, étudiante en arabe littéraire, vend son corps sous une fausse identité pour subvenir à ses besoins. Quand elle rencontre Jérémy, elle croit trouver l’amour et la stabilité, mais elle est en réalité la cible d’un recrutement sauvage de la DGSE (Direction Générale de la Sécurité Extérieure). En intégrant les services secrets français, Diane espère voir ses vraies compétences reconnues. Pierre, petit dealer en quête de reconnaissance maternelle, victime de la violence du milieu carcéral, se convertit à l’islam dans sa cellule et pense trouver une vraie famille dans un groupe d’islamistes radicaux. Ces deux écorchés vifs solitaires, en quête de sens, se retrouvent impliqués dans la même affaire pour deux camps opposés. Sur l’échiquier de la manipulation, les méthodes employées par les services secrets français et les terroristes islamistes révéleront une égale violence : les deux jeunes protagonistes ne seront que de simples pions, en première ligne sur le front d’une guerre d’un genre nouveau.
Notre production nationale, oscillant souvent entre discours social et comédie, populisme et auteurisme, ne répond pas aux critères stricts d’une classification générique à l’américaine, système artificiel et parfois discutable destiné avant tout à l’étiquetage promotionnel des films de l’industrie hollywoodienne. Ces dernières années, nous avons pourtant vu se multiplier des tentatives timides, et souvent maladroites, de « films de genre » dans le cinéma hexagonal. Souvenons-nous par exemple (mais pas trop longtemps) du suresthétisé et alambiqué Chrysalis (Julien Leclercq, 2007), film d’anticipation réinvestissant les codes de la SF dans une veine proche de celle de The Island (Michael Bay, 2005). Dans le cadre de la promotion de son film, Philippe Haïm se plaît à présenter Secret défense comme un film d’espionnage s’inscrivant dans une tradition française. Or, ce film est plus clairement et ouvertement référencé à l’ensemble vaste et vague du film d’action américain : personnages caractéristiques, récit en montage parallèle, mini-cliffhangers fréquents, décors esthétisés (les sublimes couloirs de la BNF deviennent ceux d’une DGSE classieuse), caméra fébrile, violence visuelle, danger constant, utilisation de technologies de pointe… Ces emprunts génériques affichés au plus spectaculaire du cinéma hollywoodien peuvent surprendre, voire agacer. Avec Philippe Haïm, les agents de la DGSE ressemblent aussi bien plus aux personnages de la série Les Experts et de ses avatars qu’aux figures incarnant habituellement la loi et l’ordre dans les productions cinématographiques et télévisuelles hexagonales.
Force est de constater que, malgré ses artifices spectaculaires, Secret défense s’attaque avec minutie à un sujet de société majeur, jusqu’alors absent du discours cinématographique français. Depuis la chute des tours jumelles, se livre en divers points du monde une guerre sans nom, aux ennemis multiples et aux enjeux complexes, dans laquelle nous devons bien admettre que la France joue un rôle certain, comme nous l’a rappelé récemment la mort de jeunes soldats français en Afghanistan. Secret défense met finalement sous nos yeux ce que nous avons tendance à vouloir occulter. La France, pays officiellement laïc, où le patriotisme n’est plus de mise, est impliquée dans ce combat sans fin (ce combat vain?) contre le terrorisme international et le fanatisme religieux, et cette lutte n’est pas l’apanage des États-Unis. Alors si l’américanité stylistique du film peut froisser, l’actualité et la gravité de son sujet ne peuvent que susciter notre curiosité. L’intelligence de Secret défense réside dans son attention à ne pas alimenter l’islamophobie latente et dangereuse de notre société. Philippe Haïm prend soin de proposer dans les deux camps opposés des personnages aux origines ethniques identiques, servant des causes antithétiques : Al-Barad (Simon Abkarian) incarne un extrémisme politique à la violence pandémique, quand Leïla (Rachida Brakni) défend la France contre les menaces terroristes venant du monde maghrébo-arabe. Le personnage d’Ahmed (Mehdi Nebbou) permet de dénoncer les risques de « l’islamalgame ». Cet agent secret au service de la France est un fervent patriote et un musulman pratiquant assidu, une dualité contradictoire pour ses supérieurs suspicieux, qui ne tiennent pas compte de ses conseils judicieux quand la menace d’un attentat parisien se concrétise.
Mais le récit est avant tout centré sur deux jeunes personnages blancs, aux noms bien français : Diane (Vahina Giocante) et Pierre (Nicolas Duvauchelle). Ainsi l’embrigadement et l’implication dans la tourmente terroriste ne sont pas envisagés (à juste titre) comme des dangers concernant uniquement les minorités post-coloniales dans notre pays. La caractérisation maladroite des deux protagonistes flirte par contre avec un misérabilisme caricatural et la construction d’un système de personnages par pairs antagonistes (Diane/Pierre, Alex/Al-Barad) relève d’une simplification purement fictionnelle. Cependant le resserrement du récit sur un nombre de personnages réduits et clairement identifiés s’entend comme une démarche plus pédagogique que démagogique, facilitant la participation spectatorielle dans un univers paranoïaque et confus. La sensibilité de l’interprétation de Nicolas Duvauchelle et de Vahina Giocante aurait dû permettre de ménager des moments de respiration utiles et nécessaires dans ce récit au rythme effréné. Mais la volonté de construire une mise en scène trépidante amène Philippe Haïm et Sylvie Landra (sa monteuse) à interrompre toujours trop tôt les gros plans sur les visages meurtris des deux jeunes acteurs. De cette obsession de maintenir un rythme haletant et de nous en mettre plein la vue naît donc une frustration certaine. Le rythme spectaculaire du montage finit par étouffer l’expression des émotions individuelles, pourtant soulignées par le filmage des visages à l’aide fréquente de longues focales, enfermant les personnages dans une solitude et une détresse poignantes.
Finalement, la grande réussite de Secret défense tient surtout dans la révélation d’une Vahina Giocante à la fois fragile et violente, douce et sulfureuse, vive et naïve. Loin d’être uniquement agréable à regarder, la comédienne de 27 ans prend enfin toute son envergure et éclipse facilement ses partenaires masculins.