Quatrième film de Mankiewicz, L’Aventure de Madame Muir est certainement l’une des plus belles réussites du cinéaste. Le film, singulier dans la carrière du réalisateur, étonne par la simplicité de sa construction et l’épuration de sa forme, inhabituelles chez le cinéaste des narrations enchevêtrées ; la patte de Mankiewicz, qui ne signait pas encore ses scénarios, est pourtant bien présente, dans cette rencontre improbable de la cruauté et de la tendresse, du cynisme et du romantisme. Une merveille.
Lucy Muir, jeune et jolie veuve qui a la drôle de frimousse et le regard angélique de Gene Tierney, décide de se libérer de sa belle-famille et des conventions sociales, et d’acheter une maison au bord de la mer, pour y vivre avec sa fille et sa domestique. Il faut préciser que ladite maison lui a été déconseillée par tous les gens bien-pensants : on dit qu’elle est hantée par un vieux loup de mer auquel elle a jadis appartenu. De fait, le fantôme du capitaine Gregg, bougon mais sympathique comme peut l’être Rex Harrison, ne tarde pas à faire son entrée ; et Mrs Muir, qui avait d’abord accepté la cohabitation à contre-cœur, noue peu à peu avec lui une relation complice, puis amoureuse, d’autant plus forte qu’elle est d’emblée donnée comme impossible.
S’il n’y a jamais de mièvrerie dans L’Aventure de Madame Muir, c’est peut-être parce que Mankiewicz réussit le pari d’être à la fois romantique et ironique, naïf et lucide. Il tourne en dérision le gentil bovarysme de Lucy Muir – qui épousa le premier homme qui l’embrassa dans un jardin comme dans les livres qu’elle avait lus et qui, quelques années plus tard, se laisse berner par un séducteur, Miles Fairley (admirable George Sanders). Mais le film ne condamne jamais la naïveté, tout simplement parce qu’il est lui-même une ode à la crédulité. On ne s’étonnera pas de retrouver dans de multiples dialogues et situations l’intelligence caustique et l’ironie propres à Mankiewicz qui, s’il n’a pas écrit le scénario, y a apporté de nombreuses retouches – peaufinant en particulier les répliques du fantôme, et le personnage de Miles Fairley. C’est à ce dernier qu’il confie le fameux : « On comprend facilement pourquoi les plus beaux poèmes sur l’Angleterre ont été écrits par des poètes qui vivaient en Italie »… Mais cette ironie, ou ce second degré, épousent paradoxalement un mouvement de sincérité, et d’adhésion pleine et entière à la fiction – un premier degré enchanteur qui serait celui de l’enfant qui croit aux contes de fées. Ce n’est pas un hasard si le thème de l’enfance, porté par une toute jeune Natalie Wood dans le rôle de la fille de Mrs. Muir, accompagne tout le film : si le nom que la petite fille a gravé dans le bois disparaît peu à peu au fil des années, tout le film s’appuie au contraire sur la volonté de préserver l’enfance – et la naïveté – en soi, en dépit du temps qui passe, et de l’opinion commune.
L’Aventure de Madame Muir ne s’encombre pas de frontières. A la fusion du romantisme et de la dérision répond le refus de trancher entre le rêve et la réalité. On connaît l’intérêt de Mankiewicz pour la psychanalyse et Patrick Brion fait bien de rappeler que « le personnage de Lucy Muir est un cas très révélateur de l’influence de Freud et de la psychanalyse sur le cinéma américain des années 1940 », voyant dans le capitaine Gregg une « création du subconscient » de Mrs Muir. Mais la distinction du fantasme et du réel est, au fond, très vite balayée ; au contraire, le film préfère refuser de trancher, et se concentrer sur cette zone intermédiaire que l’on pourrait appeler aussi bien la rêverie que l’amour. Le rêve n’est pas une « seconde vie » comme chez Nerval, mais une manière de vivre. On n’est pas loin du magnifique Peter Ibbetson d’Henry Hathaway (1935), adaptation du roman de George du Maurier, qui avait été encensée par les surréalistes à sa sortie, et dans laquelle deux amants séparés par la vie se retrouvent chaque nuit en rêve. L’Aventure de Madame Muir s’inscrit dans la lignée de toute une série de films qui racontent l’histoire de portraits qui envoûtent et libèrent l’imagination (Laura d’Otto Preminger, Le Portrait de Dorian Gray d’Albert Lewin ou encore Le Portrait de Jennie de William Dieterle), autorisant éventuellement un glissement vers le cinéma fantastique ; mais c’est sans doute à Peter Ibbetson qu’il doit cette conception de la rêverie comme victoire sur les aléas du réel, et comme refuge des âmes solitaires.
Mais le film ne parle pas seulement de rêve dans un sens général ; il parle aussi de fiction. Ce n’est pas un hasard si Mrs Muir et son fantôme apprennent à se connaître et à s’aimer autour de l’écriture d’un livre – celui des souvenirs du capitaine Gregg, que celle-ci est chargée de recueillir et d’éditer. Ce qui est pour lui une autobiographie est pour elle un roman, et le personnage du capitaine Gregg devient lui-même, par ce glissement, une créature de fiction. « Je suis réel. Je suis ici parce que vous croyez en moi », avoue le fantôme à Mrs Muir. Quelle plus belle définition pourrait-on donner de la fiction en général et du cinéma en particulier ? La magnifique scène de baiser impossible – qui est aussi une scène d’adieu – entre le fantôme qui s’apprête à disparaître et Lucy Muir, à qui il vient rendre visite pendant son sommeil, dit bien cette impossibilité de toucher une créature de fiction – ou un fantôme de cinéma. Si croire peut suffire à rendre réel, cela ne suffit généralement pas à pourvoir les êtres d’une présence physique ; et il n’est peut-être pas interdit de voir dans les retrouvailles finales, qui sont aussi le premier contact corporel entre le capitaine et Mrs Muir, à qui il tend symboliquement la main, un franchissement de la barrière physique qu’impose la fiction, une rencontre palpable entre la rêveuse et l’objet du rêve, telle qu’on la retrouvera, par exemple, chez Woody Allen dans La Rose pourpre du Caire.
La mélancolie assumée, quoique toujours nuancée et contrebalancée par de nombreuses touches d’humour, et quelques moments franchement burlesques, fait pencher le film du côté de la méditation rêveuse et un peu désabusée sur les ratages de l’existence, et leurs éventuelles compensations. Comme toujours chez Mankiewicz, l’obsession du temps qui passe est primordiale. Ici, la présence de la mer comme décor symbolique à la fois du rêve d’aventures et de l’écoulement implacable du temps aurait pu être convenue, si elle n’avait été magnifiée par les images de Charles Lang, et surtout par la partition sublime de Bernard Herrmann, dans laquelle Pascal Mérigeau reconnaît l’influence de Debussy. Elle porte le film d’un bout à l’autre, et se charge d’exprimer une émotion que les personnages tendent plutôt à cacher. Elle contribue à faire échapper Mrs Muir et son fantôme à toute forme de mièvrerie, et à donner à leur histoire une consistance toujours aussi fascinante. S’il suffit de croire aux fantômes pour qu’ils existent, dépêchons-nous d’accorder à ce film et à ses personnages toute la crédulité qu’ils méritent.