Septième long-métrage de Jean-Claude Brisseau réalisé en 2002, Choses secrètes fait rapidement figure de chef d’œuvre auprès d’une presse qui avait difficilement accepté l’échec cuisant de son précédent film, Les Savates du Bon Dieu. Comme le fut Vertigo dans la filmographie d’Alfred Hitchcock, Choses secrètes est un parfait condensé des obsessions cinématographiques et métaphysiques du réalisateur français, et souligne sa totale maîtrise de la mise en scène, ce qui lui permet, malgré la faiblesse de son budget, de faire un film singulier aux accents profondément tragiques.
L’intrigue, en elle-même, pourrait paraître assez classique en abordant le thème galvaudé de l’arrivisme : deux femmes se rencontrent dans un bar où l’une d’elle gagne sa vie comme strip-teaseuse, et décident, ensemble, de gravir les échelons de la hiérarchie bureaucratique en usant sciemment de leurs charmes.
Bien que de revendication marxiste, Jean-Claude Brisseau ne cherche en aucun cas à se limiter à une simple étude de cas sociologique en illustrant, comme d’autres l’ont déjà fait, l’éternelle question de la lutte des classes. Au contraire, le choix de sa mise en scène et la composition de ses personnages montrent qu’il ne s’attache aucunement à traiter ce sujet sous l’angle du réalisme mais préfère insuffler à son propos une intense réflexion sur le désir comme arme de pouvoir et de mort.
Mais surtout, il se questionne avec beaucoup d’acuité sur le désir féminin qu’il n’hésite pas à qualifier de violent et mystérieux. Ces deux femmes qui usent de leur séduction pour déposséder les hommes de leur pouvoir ne sont pas seulement deux « allumeuses » insensibles à la cause masculine et aux drames provoqués ; elles incarnent davantage l’espoir d’une émancipation féminine auquel Jean-Claude Brisseau se montre particulièrement sensible. Celle-ci ne se fera pas sans tentations schizophréniques déterminantes qui révèleront les deux jeunes femmes au piège qu’elles se sont elles-mêmes constituées.
La structure même de l’œuvre est assez formelle car l’intrigue est découpée en trois parties plus ou moins égales qui s’articuleraient autour du succès de leur entreprise. Dans un premier tiers, il s’agit surtout pour les deux jeunes femmes « d’oser », de dépasser cet interdit qui les contraint à rester passives et à ne pas pouvoir s’imposer socialement. Dans le second tiers, l’audace paie bien, et chacune des deux femmes croit atteindre les sommets qu’elle s’était fixés. Mais le troisième tiers est celui de leur déchéance, le succès étant violemment révélé au néant immense qu’il a prétendu dépasser.
Le refus du déterminisme social
Deux femmes démunies en quête d’ascension
Dès le plan d’ouverture de son film, Jean-Claude Brisseau donne le ton. Une jeune femme, Nathalie, est allongée, le visage caché, totalement nue et offerte au voyeurisme du spectateur. Un aigle apparaît en amorce gauche et rend le corps féminin particulièrement vulnérable. Le bruit récurrent d’un tic-tac d’horloge renvoie au temps qui passe et à la mort. Il a valeur de suspense. La femme commence à se mouvoir langoureusement mais il paraît peu probable que les chœurs de Bach illustrent sa danse érotique ; il s’agit d’une musique extra-diégétique qui rompt l’unicité du plan et introduit l’idée du dédoublement du personnage féminin.
Lorsque l’aigle s’envole une première fois, la musique cesse d’un coup. Le silence menaçant ponctué de l’oppressant tic-tac se révèle plus que jamais être un signe avant-coureur de la mort. Mais le retour instantané de l’aigle et de la musique prouve qu’une force intérieure habite la jeune femme qui n’a pas peur de défier ladite mort.
Dans une ambiance clair-obscur, Nathalie est assise sur une chaise, dos caméra. Cet intense moment de solitude est pourtant dominé par la jeune femme qui, se couchant sur le sol, révèle des talons aiguilles qui ont ici valeur de phallus, ce qui lui octroie une force virile que sa fragile nudité ne parvient pas à ébranler. Elle commence à se masturber avec frénésie, son corps se cambre et c’est alors que la caméra nous révèle l’artifice de la scène. L’orgasme était une duperie en vue de satisfaire le voyeurisme de quelques spectateurs rassemblés autour de la scène.
Sandrine intervient alors. L’apparition de sa voix off marque un point de rupture avec la séquence précédente que l’on aurait pu croire onirique. Le ton naturel et détaché de ses paroles ramène l’intrigue sur les rails d’un quotidien plus ordinaire où la dissociation du corps et de l’esprit trouve rapidement sa place. Immédiatement, elle se compare à la strip-teaseuse dont elle a admiré le numéro. Elle envie la maîtrise que Nathalie a de son corps pour en faire un outil de séduction, capable, selon ses dires, de mettre « les hommes à ses pieds ». Dès lors, le rapport entre le pouvoir et le sexe devient indissociable, bien que la menace d’une déchéance, toujours présente, est introduite par l’arrivée inopinée d’un spectateur qui tente sans succès de toucher Nathalie. Secourue par les videurs de la boîte, la scène démontre que le chemin de l’émancipation et du pouvoir sera encore long.
En effet, le champ/contrechamp oppose alors Nathalie qui est en train de se rhabiller, c’est-à-dire de revêtir une respectabilité, à deux mafieux et leur argent ici synonyme de pouvoir. Une porte s’ouvre précipitamment, Sandrine se retrouve dévêtue et gênée. Le patron lui propose de se prostituer sur quoi Nathalie intervient catégoriquement. Aussitôt, le montage elliptique traduit la conséquence de leur refus : elles sont jetées à la rue, au sens propre. La conversation qui s’en suit insiste sur la vulnérabilité de Sandrine qui ne peut rentrer chez elle car elle n’a pas payé le loyer de son appartement. Nathalie décide alors de lui venir en aide, non moins sans intérêt.
La recherche du plaisir transgresse l’interdit
Une fois arrivée dans l’appartement, Sandrine parle de sa vie. La frontalité du plan nous expose une jeune femme déterminée mais assez détachée du monde qui l’entoure. Elle insiste sur l’idée d’indépendance vis-à-vis de ses parents. Rapidement, Sandrine se laisse conduire par les questions de son interlocutrice et lui parle de son plaisir sexuel, plutôt rare, avec les garçons. Elle avoue même n’avoir pris réellement de plaisir qu’une fois, lorsque son petit ami de l’époque l’avait encouragé à se masturber dans leur voiture. La jeune femme reconnaît de ce fait que son plaisir occulte généralement l’autre et est de nature essentiellement narcissique et exhibitionniste. Elle s’accorde parfaitement à Nathalie qui avoue aussi avoir ressenti son orgasme le plus violent lors de l’une de ses exhibitions.
Depuis le début de leur conversation, Nathalie a parfaitement conscience de dominer Sandrine car elle peut lui soutirer toutes sortes de confidences alors qu’elles ne se connaissent pas depuis très longtemps. Peu à peu, la jeune strip-teaseuse aborde le thème de l’audace et le présente comme seul remède à la routine. Elle pense qu’il est un moyen de communication imparable car l’exhibitionnisme satisfait le voyeurisme de l’homme rendu esclave.
Nathalie propose alors un jeu à Sandrine, celui de franchir « cette ligne interdite » ; selon ses propos, on s’imagine que la conquête du plaisir devient à ce point cérébral qu’il peut tendre vers la schizophrénie. Sandrine, bien que gênée, accepte de se tester et se soumet aux ordres de Nathalie. Une fois allongée dans le lit de cette dernière, la jeune serveuse est encouragée à se caresser, puis à retirer un à un ses vêtements. L’étirement notable du plan amène progressivement la jeune fille vers une jouissance dont le spectateur est en droit de se questionner sur la véridicité. Son orgasme n’est-il pas une simple réponse au spectateur voyeur et satisfait d’avoir assisté à la montée et à l’avènement de ce plaisir solitaire ?
Le lendemain matin, Nathalie propose à Sandrine de rester et de l’aider financièrement. Deux solitudes se rencontrent et se rejoignent en un combat qu’elles vont vouer à la bureaucratie machiste. Mais immédiatement, Sandrine écarte toute ambiguïté entre elles affirmant ne pas être motivée par un désir homosexuel. Cette soudaine assurance, conséquence du nouveau pouvoir que lui assure l’exhibitionnisme, conduit Nathalie chez sa mère à qui elle ment effrontément sur ses nouvelles ambitions professionnelles. Ce souhait d’ascension sociale est aussi motivé par la peine qu’elle ressent pour son père, aujourd’hui au chômage alors qu’il a sacrifié toute sa vie pour son entreprise. Sandrine refuse ce déterminisme social, mais ne sait pas encore qu’elle va user de ses charmes pour pouvoir obtenir la place qu’elle souhaite.
Le sexe instrumentalisé
Nathalie lui fait prendre conscience de ce postulat dans la scène suivante du métro. Sandrine n’est pas convaincue car elle sait pertinemment qu’elles ne sont pas les seules à user de cette stratégie. Nathalie le sait et encourage sa comparse à se démarquer des autres femmes, à oser davantage. Une initiation débute alors lorsque, l’une après l’autre, elle retire discrètement leur soutien-gorge sur un quai encombré de plusieurs passagers. Une fois le défi exécuté, Sandrine laisse échapper un léger sourire de satisfaction en gros plan, celui d’avoir réussi quelque chose qu’elle n’aurait jamais osé auparavant. En contrechamp, un jeune homme la remarque, ce qui trouble la jeune femme dépassée par le jeu qu’elle vient de mener. Sitôt la station de métro vidée de ses occupants, les deux jeunes femmes retirent précipitamment leur culotte et se précipite dans un couloir sombre où un agent de sécurité tente de les rattraper. La voix off de Sandrine est en décalage, et trahit déjà leur rupture ultérieure en reconnaissant que Nathalie avait parfaitement conscience des dangers qu’elle lui faisait encourir. Une fois cachée dans un encadrement mural, Sandrine commence à embrasser, caresser puis masturber Nathalie.
Encore une fois, la jouissance de Nathalie est-elle réelle ou n’a-t-elle pour unique but que de satisfaire l’audace de Sandrine ou encore de combler le voyeurisme de l’agent de sécurité, resté en hors-champ, qui n’intervient toujours pas dans leurs débats. Elles entretiennent ensuite l’obsession de franchir cet interdit en se promenant nues sous leur imperméable, place de l’Opéra. La voix off de Sandrine nous explique que c’est à partir de cet instant précis qu’elle s’est sentie habitée par une sorte de supériorité sur les autres. Toutes les deux se voient comme « les dépositaires d’un savoir sur leur propre jouissance et sur le désir des hommes ».
Assez tardivement, Nathalie aborde le thème de l’amour, piège auquel elles ne doivent surtout pas succomber. Le danger duquel les deux jeunes femmes tentent de se protéger marquera inévitablement leur chute car leur considération des hommes, des êtres simples tenus par le sexe, est bien trop caricaturale et démontre leur principale faiblesse : l’aveuglement. La question de l’affirmation individuelle hante le discours de Nathalie qui se refuse à n’être qu’une prolétaire sans perspective d’ascension sociale. La froideur avec laquelle elle parle de leur condition sociale et des moyens qui s’offrent à elles pour s’en sortir révèle une blessure que même la culpabilité ne peut plus entacher.
La clé du succès étant de tenir les hommes par le plaisir qu’ils croient donner à leurs amantes, Nathalie demande à Sandrine de simuler afin de tester sa capacité à mentir à leurs prochaines victimes. Sandrine s’exécute trop rapidement et n’est pas crédible. Nathalie l’oblige à recommencer. Alors, l’apprentie actrice prend davantage son temps, s’allonge sur le lit, s’abandonne au regard du spectateur. Elle réitère sa simulation avec davantage de subtilité, gravissant progressivement les étages du plaisir jusqu’à l’orgasme tant attendu. Aussitôt fait, elle se redresse, satisfaite de sa mascarade et demande à Nathalie ce qu’elle pense, le succès de leur entreprise n’existant exclusivement que dans le regard de l’autre. Cette dernière, tout à fait troublée par la performance de son amie, lui demande si elle n’a pas réellement rencontré le plaisir, ce à quoi Sandrine répond évasivement entretenant la confusion, au sein même de leur équipe, entre la vérité et la simulation.
L’artifice et la simulation, moteurs d’une ascension sociale
L’immixtion dans le monde du travail
Lorsque Nathalie et Sandrine se présentent à leur premier entretien d’embauche, elles doivent faire face à quantité d’autres jeunes femmes qui jouent sur le même plan de la séduction. Jambes croisées, genoux délicatement découverts, le chef du personnel remarque pourtant Nathalie qui, subtilement, a su retenir son attention sans que Sandrine ait pu le constater. Les deux femmes sont aussitôt embauchées alors qu’elles n’ont pas les qualités requises et se confortent dans l’idée que ces hommes ne les ont employées que pour assouvir leurs fantasmes. Dès son arrivée au bureau, Sandrine fait le tour du personnel masculin et tente de repérer ses potentielles proies. Immédiatement, Cadenne, le chef de service la remarque et la présente à Delacroix, numéro deux du groupe financier, et donc très influent. Le futur héritier de l’entreprise Barney apparaît furtivement dans un encadrement de porte, et retient l’attention de Sandrine, fascinée par son physique avantageux. Aussitôt, sa collègue la met en garde sans en préciser davantage. Sandrine devine son semblable masculin mais s’en tient aux objectifs qu’elle s’était fixé.
Cadenne demande à la jeune femme de rester un peu plus tard après le travail. Sandrine obéit et une fois face au chef du personnel, elle se retrouve dans une position de vulnérabilité. Restée assise dans une ambiance tamisée, le jeune homme la domine, profitant de ses responsabilités. Mais Sandrine le tient à distance tout en amplifiant le mystère autour de son personnage en inventant une grave déception amoureuse qui l’engage aujourd’hui à se consacrer exclusivement au travail. Cadenne, vraisemblablement tenté par l’idée d’être celui qui lui fera oublier cette mauvaise expérience, se propose de la former. Il devient alors sa première victime car il lui offre tous les attributs nécessaires à son ascension dans la société. Elle accepte sa proposition, laissant une porte s’entrouvrir, mais refuse son invitation personnelle pour mieux entretenir le feu du désir.
Une fois réunies, Sandrine fait un compte rendu de sa rencontre avec Cadenne à Nathalie qui dispose de toutes les fiches de renseignements sur l’ensemble des employés. Sandrine se pose quelques questions sur la personnalité du fils Barney auxquelles Nathalie répond par la méfiance. Mais cette dernière n’en dit pas plus, même sur la nature de son travail. Elles se mettent toutes deux en tête de suivre Delacroix qu’elles repèrent comme potentielle première victime. En contrepartie, cet homme est un substitut paternel pour Sandrine qui souffre de voir son propre père dans une condition si misérable.
Au bureau, la jeune femme commence à s’attirer les faveurs de ses collègues, dont un jeune homme qui, probablement placé sur le même plan hiérarchique qu’elle, ne l’intéresse pas. Elle le remet gentiment à sa place, sans froisser sa culpabilité car le secret de sa réussite est de ne froisser personne avant d’avoir pu obtenir ce qu’elle désirait de ses supérieurs.
La duplicité vénéneuse de Sandrine opère
Progressivement, Sandrine se rapproche de Delacroix qui lui donne de plus en plus de responsabilités. Mais face à ses charmes, le quadragénaire reste de marbre, ce qui oblige Nathalie a orchestré toute une machinerie afin que Sandrine soit remarquée. Elle paie un jeune homme pour qu’il arrache à la volée le sac de la mère de Delacroix que Sandrine intercepte d’un simple croche-pied. Sandrine se présente humblement à son supérieur hiérarchique mais la mère insiste sur l’absence de reconnaissance de son fils. Les résultats de sa manœuvre ne seront pas longs à se faire attendre car dès la scène suivante, tandis que Cadenne se colle nonchalamment contre Sandrine, la jeune femme est convoquée dans le bureau de Delacroix qui lui propose une promotion.
L’apprentie secrétaire, filmée de dos, dissimule ses intentions véritables et confirme sa duplicité grandissante en refusant le poste sous prétexte qu’il ne lui est pas accordé pour ses compétences mais par reconnaissance. Par dépit, la jeune femme continue de fréquenter Cadenne en attendant une nouvelle promotion. Lorsque celui-ci la raccompagne après une soirée de sortie, il lui avoue ses sentiments et effleure son visage de sa main. Mais Sandrine est comme désincarnée, détachée de l’instant présent car elle est tournée vers cet après, que la voix off vient préciser. Le double jeu se poursuit car la jeune femme joue sur le détachement pour attiser la violence des sentiments de son prétendant qui croit naïvement qu’elle ne peut encore s’investir dans une relation par crainte de revivre de nouvelles souffrances. Pourtant, Sandrine reste fidèle au plan proposé par Nathalie et ne tombe pas dans le piège des sentiments.
Cela ne semble pas être le cas de sa complice qui, raccompagnée au même moment par un homme qu’elle embrasse volontairement, cache tout de ses plans et de son ascension. Sandrine, paradoxalement, fait figure d’honnêteté dans sa duplicité car elle ne cache à aucun moment ses véritables intentions. Nathalie reste silencieuse et dévoile involontairement sa faiblesse, celle d’être tombée amoureuse, ce que n’accepte pas Sandrine qui se sent trahie dans son fort intérieur. Au moment où Sandrine prononce le mot « amour » en voix off, Nathalie s’envole et marque sa différence par la contre-plongée, tandis qu’en bas de l’escalier, la figure et l’oiseau de la mort apparaissent, menaçant l’une de ces deux femmes.
Sandrine est ensuite convoquée par Christophe Barney et appelle aussitôt Nathalie pour lui raconter son succès. La voix de son interlocutrice est froide et assez dure ce qui montre que la jeune femme se désolidarise peu à peu de son amie ou alors qu’elle est tenue par un secret, un désir qui la lie au fils Barney et dont elle ne veut pas parler à Sandrine. Sitôt rendue dans son bureau, la jeune femme est fascinée par la beauté du patron, et tombe finalement dans le piège qu’elle avait elle-même tendu à ses différents interlocuteurs masculins. La jeune femme fait un jeu de jambes qu’elle réprime immédiatement, gênée par le regard lucide que le jeune héritier porte sur son manège. Cet instant de face-à-face est un moment de vérité pour la jeune femme car, comme face à un miroir, elle doit assumer cette duplicité que le fils Barney ne manque pas de remarquer puisqu’il emploie le mot « personnage » puis se reprend en la qualifiant plus justement de « personne ». Christophe ironise sur son ascension fulgurante et ses compétences irréprochables mais insiste pour que la jeune femme accepte le poste que lui propose Delacroix.
Lorsque Sandrine se rend auprès de Delacroix pour finalement accepter sa proposition, elle prend conscience du piège potentiel qu’elle vient de se tendre. L’ancienne secrétaire du numéro deux est reléguée au hors-champ et on apprend ensuite qu’elle est mise précipitamment en préretraite. Lors d’un gros plan, on constate que les mains des deux protagonistes se rapprochent inévitablement. Delacroix est peu à peu captivé par le désir évanescent de sa secrétaire. Cette dernière, satisfaite un temps d’avoir obtenu ce qu’elle désirait, évite Cravenne dont elle n’a plus besoin pour son ascension sociale. Mais la jeune femme a irrémédiablement modifié l’attente du spectateur et reconfiguré la dynamique de travail dans les bureaux.
L’ascension à son paroxysme le plus dangereux
Un soir où il travaille tard au bureau, Delacroix s’inquiète de la disparition de Sandrine. Elle devient cet objet de désir qui lui échappe, une ombre inaccessible que l’homme tente de deviner dans le hors-champ pour la rejoindre, constamment piégé par l’ambiance clair-obscur du bureau plongé dans la pénombre et donc imprégné des ténèbres. Les jambes de la jeune femme apparaissent au détour d’un bureau. Sa jupe pudiquement relevée devient intentionnellement un objet d’excitation pour l’homme déconcerté et elle regarde Delacroix avec une innocence machiavélique. Hypnotisé par son désir, l’homme s’approche d’elle, la domine un temps en restant debout puis se met au même niveau à partir de l’instant où il se baisse pour l’embrasser. Il ne craint qu’une chose, de ne pas saisir sa chance par peur de l’interdit, ce qu’il croit surmonter courageusement à l’instant précis. Le fondu au noir suivant marque une ellipse, pendant laquelle l’imagination et les déductions du spectateur sont clairement sollicitées.
Les rapports entre Sandrine et Delacroix s’en retrouvent totalement modifiés. La jeune femme n’exprime plus la moindre gêne et n’a pas particulièrement de considération pour le travail qu’elle exécute. Lorsque son patron reçoit un appel de l’étranger, la secrétaire particulière se glisse dans le coin de la porte entrouverte et entame un strip-tease qui met mal à l’aise tout autant qu’il excite Delacroix. Le champ/contrechamp utilisé dans cette scène traduit néanmoins le vide béant qui sépare les deux personnages irrémédiablement confiné à une solitude que cette illusion tronquée du bonheur vient occulter. La jeune femme sort du bureau et est suivie de très prêt par son amant qui n’a plus la moindre indépendance vis-à-vis de ses pulsions sexuelles. Sandrine croise d’abord Cravenne avec qui elle discute à voix basse tout en regardant effrontément Delacroix resté à l’entrée de son bureau. Elle bénéficie d’une assise et profite d’un pouvoir inédit jusqu’ici. Le lent travelling avant suivant marque la puissance de la jeune femme pour qui chacun s’arrête et discute, marginalisant toujours un peu plus Delacroix qui redoute plus que jamais cette solitude que seule Sandrine peut lui redonner. Tandis qu’elle disparaît derrière un encadrement de porte, l’homme d’affaire la rappelle par son appellation professionnelle, seul moyen pour lui de la dominer, l’emmène dans son bureau où il commence à l’étreindre.
Sandrine profite d’un nouveau statut qui est officialisé dès la scène suivante lorsque le couple se promène, main dans la main, dans les rues de Paris. Sa démarche relève de la prostitution car, aussitôt après s’être faite offrir des vêtements de luxe, elle emmène son amant se cacher dans le recoin d’une entrée d’immeuble où elle relève sa jupe et se laisse effrontément toucher par l’homme esclave. Encore une fois, les deux personnages ne sont jamais réunis de face dans le même plan qui alterne champ/contrechamp pour souligner l’inaccessibilité de leurs intériorités. Le seul langage qu’ils connaissent passe par le corps. Une fois chez lui, Delacroix parle et se révèle peu à peu l’absence d’issue de leur relation. Sandrine est détachée. Sa voix off rend compte d’un mépris total pour cet homme qu’elle mésestime car il est esclave de ses désirs. Mais elle aussi se révèle peu à peu à l’inutilité de sa démarche manipulatrice car elle ne connaît et ne peut comprendre le bonheur que Delacroix partage avec elle. La discussion se porte vers ce qu’il reste de tentation pour la jeune femme, c’est-à-dire le fils Barney dont on apprend qu’après avoir subi un violent choc psychologique lié à la mort prématurée de sa mère, le jeune homme a conduit plusieurs femmes au suicide par immolation à l’essence. Consciente de son incapacité à vouloir s’élever davantage et à faire face, seule, au phénomène Barney, Sandrine insiste pour que Nathalie l’assiste dans son travail auprès de Delacroix, sans succès.
La décadence
L’insuffisance des acquis
Une fois rentrée chez elle, Sandrine est réveillée par le retour tardif de Nathalie. Elle se lève et tente de trouver son amie dans l’appartement mais ne découvre que des pièces vides, étrangement dépeuplées et silencieuses, ramenant la jeune femme à une solitude que ses jeux ne séduction n’ont pas réussi à désamorcer. Elle retrouve finalement sa colocataire assise sur le sol de la salle de bain, en pleurs mais muette, qui refuse d’avouer les raisons de son chagrin, comme si son amour pour le fils Barney relevait de la trahison et appelait des sentiments de honte et de culpabilité. La jeune femme se dit perdue tandis que son amie tente de la rassurer, restant finalement extérieure au drame traversé. Une fois endormies, l’aigle, figure emblématique récurrente de la mort, survole de son ombre les corps des jeunes femmes, surlignant la menace directe qui les concernent toutes les deux. Leur duplicité est arrivée à un point de non retour auquel seule la fatalité peut mettre un terme.
L’impression de vide provoquée par le retrait de Nathalie dans la scène précédente est répétée lors de l’absence notable de Sandrine au bureau. Le champ/contrechamp qui sépare Delacroix du siège resté vide témoigne de la soumission totale de l’homme à son amante. Il décide alors de se rendre chez elle. Lorsqu’il sort de sa voiture, le plan en forte plongée induit le machiavélisme des deux jeunes femmes qui cherchent à le piéger. Une fois arrivé devant la porte de l’appartement qu’il trouve ouverte, l’homme pénètre sans faire de bruit et découvre Sandrine et Nathalie en train de faire l’amour. Cet acte, à la fois homosexuel et exhibitionniste, prouve que Delacroix ne compte pas dans la quête du plaisir de Sandrine, qu’elle se joue continuelle de son regard afin de se satisfaire, sur un plan exclusivement narcissique. Il accepte même cette situation de voyeur en n’intervenant ni dans le plan, ni par la parole. Sandrine lui montre clairement qu’elle remarque sa présence mais n’ajoute pas un mot.
L’homme se sent trahi et abandonné, et doit continuer de faire face au vide béant du fauteuil de la secrétaire prétendue malade. Il refuse toute communication et ne s’implique plus dans son travail ; il est plus que jamais dépendant du bon vouloir et du pouvoir de Sandrine. Il retourne alors chez elle. Lorsque celle-ci lui ouvre la porte, le cadre est si large que la jeune femme semble lointaine, inaccessible. Tandis que Nathalie s’efface, Sandrine réduit leur relation en la renvoyant à un néant tel qu’elle ne semble et n’a jamais semblé attendre quoique ce soit de la part de son amant. Continuellement séparée de lui par le champ/contrechamp, elle refuse de se soumettre davantage et réitère sa demande de voir Nathalie intégrer les locaux de l’entreprise en l’opposant à cette liberté dont elle croit disposer et qui pourrait la faire disparaître de sa vie du jour au lendemain. Un travelling avant vers Delacroix induit l’importance de sa décision qui influera irrémédiablement sur l’évolution à venir de sa vie. Toutefois, il accepte, par dépit, que les deux jeunes femmes travaillent ensemble.
Sandrine continue de jouer gros en encourageant puis en contournant le désir de Delacroix. Lors de son retour au bureau, l’homme ne cesse d’observer amoureusement les faits et gestes de sa secrétaire. Celle-ci s’offre d’abord à son regard en grattant nonchalamment le haut de sa cuisse puis, gênée par le regard insistant de Delacroix, se ravise et se cache derrière son bureau. Le personnage de Sandrine est arrivé à ce point de complexité qu’il n’est plus possible de dissocier son jeu de sa vérité personnelle. Les deux femmes entretiennent le désespoir de Delacroix en lui échappant continuellement et en attisant son mal-être en complotant secrètement. L’intention est claire : le faire craquer, le rabaisser au risque de perdre leur intégrité. Tour à tour appâté puis ridiculisé, l’homme termine allongé sur le sol de son bureau à s’étreindre avec les deux femmes en même temps. Mais le fils Barney les surprend et, s’il se satisfait un temps du spectacle, manifeste violemment sa présence en lâchant un pot de crayons sur le sol.
Les enjeux amoureux marquent une rupture
Delacroix, que l’on imagine dépité, est emmené au bureau de l’héritier avec lequel il s’entretient. Sans un mot, Christophe écrit une lettre de démission sur son ordinateur portable puis lui parle du plaisir libertin et de la jouissance qui se dérobe un peu plus à chaque fois. C’est un manipulateur, éternellement insatisfait : « il joue avec les vies, il veut dominer le monde comme un théâtre de marionnettes, mais il s’ennuie encore » . Delacroix, opposé à lui une nouvelle fois par le champ/contrechamp, ne répond pas le moindre mot et accepte de signer la lettre de démission sans discuter.
L’homme trahi sort du bureau et croise le regard consterné de Sandrine. Barney s’approche d’elle et remarque un étrange mélange de force, d’insoumission et de franchise qui lui fait dire qu’il se reconnaît en elle. Sandrine est donc perdue, sacrifiée à sa soif insatiable d’ascension.
Sandrine et Nathalie, autrefois dominatrice, se retrouvent attablées en compagnie de Christophe Barney. Posé entre les deux femmes, le jeune homme est à la fois le centre et le maillon, ce qui lui permet de les dominer. L’héritier révèle sa liaison avec Nathalie et les indications qu’elle a pu lui fournir pour se débarrasser de Delacroix. L’amante blessée et consciente de sa faiblesse reste silencieuse. Aussitôt, le jeune homme demande Sandrine en mariage sous prétexte de prouver à son père mourant qu’il est capable de stabilité affective et qu’il peut mériter de diriger seul l’empire financier.
Nathalie est mise de côté, trahie dans sa dévotion soumise car Barney ne souhaite la conserver que pour obtenir des renseignements complémentaires au bureau. Elle est donc réduite à ce qu’elle a donné.
Puis, Christophe donne l’ordre aux deux jeunes femmes de se rendre aux toilettes afin d’y faire l’amour ; il les y rejoint un peu plus tard et admire le travail que celles-ci sont prêtes à exécuter afin de satisfaire les obsessions libidinales de l’homme aimé et jalousement convoité. Elles se soumettent totalement à lui et tombent radicalement dans le piège qu’elles s’étaient promises de contourner au tout début de leur stratégie. Nathalie est happée par sa présence tandis que Sandrine s’efforce de l’ignorer. L’homme intervient alors, écartant la première de toute étreinte et s’emparant de la seconde avec fougue et domination : « l’acte sexuel (…) conçu par les hommes comme une forme de domination, d’appropriation, de “possession” ».
Lorsque les deux jeunes femmes rentrent chez elles, elles se désolidarisent l’une de l’autre par jalousie. Sandrine constate la trahison orchestrée par Nathalie, tant au niveau du pacte que de son rapport avec Delacroix mais cette dernière, vidée, avoue avoir été manipulée et n’être plus maître de ses décisions. Le champ/ contrechamp oppose une nouvelle fois les deux amies. Nathalie fait face à la nature violente et désespérée de ses désirs, elle est face caméra, tandis que Sandrine la contourne, elle est dos caméra, encore inconsciente du danger qu’elle encourt à fréquenter le fils Barney.
Mutée au siège, Sandrine reçoit un appel inattendu de Delacroix. Gênée, elle l’écoute lui avouer tout le bonheur connu dans ses bras. L’apparition d’une musique donne à cette scène un sens profondément mélodramatique car Sandrine est soudainement révélée à son propre vide, à l’abstraction totale de son désir, mais aussi à son absence de sensibilité, de réceptivité. Le plan frontal occulte tout autour d’elle, s’offrant tel un miroir rassurant duquel elle ne souhaite pas s’échapper. La mélancolie s’efface immédiatement lorsque la jeune femme reçoit l’appel tant attendu de Barney. Elle n’est donc même plus maîtresse de ses sentiments, hantée par le despotisme de son futur mari. Elle a perdu toute indépendance et ses perspectives d’émancipation sont réduites à néant.
Des personnages aux accents tragiques
Lors du repas avec Barney, Sandrine est présentée à sa sœur Charlotte avec laquelle le jeune homme entretient une relation clairement incestueuse. Le style Renaissance de la pièce, les couleurs adoptées et les lumières imprègnent cette séquence d’une ambiance digne du roman de Choderlos de Laclos, Les Liaisons dangereuses. À nouveau, Sandrine se substitue au rôle de marionnette en acceptant ses obligations et en embrassant Charlotte. Ensuite, les trois personnages s’enlacent ; Sandrine, placée au centre du couple, est chargée de reproduire sur le corps de Charlotte les gestes que Barney effectue sur son corps. Le plan s’étire et laisse naître le plaisir des personnages, mais celui-ci n’est toutefois pas dénué d’artifice. Sandrine n’est qu’un instrument que le fils Barney utilise afin de concrétiser son profond désir incestueux envers sa sœur. Lorsqu’il étreint l’ancienne secrétaire, le plan s’imbibe d’un rouge flamboyant, signe avant-coureur de la mort.
C’est alors que Nathalie intervient en amorce droit du plan. Elle touche Barney qui la rejette violemment à terre. La jeune femme s’offre à ses coups car elle pense, d’après son expérience, que la souffrance conduit au plaisir. Nathalie, autrefois initiatrice du machiavélisme de Sandrine, est donc réduite à néant, dépossédée de sa force et de son indépendance, captivée par le seul homme qui se dérobe à elle en jouant le même jeu qu’elle. Sandrine la console mais constate avec effroi et compassion que son amie est possédée, totalement désincarnée. Assise sur le sol de l’appartement, Nathalie délire tandis que Sandrine, silencieuse, la regarde. Cet éclat de désespoir est aussitôt rompu au plan suivant lorsque Sandrine apparaît vêtue d’une robe de mariée aux côtés de Christophe Barney. Son sourire éclatant vient occulter la détresse de Nathalie qui apparaît en contrechamp. Nathalie a perdu tout pouvoir sur elle-même et sur les autres. Son plan a échoué, pourrait-on penser, tandis que celui de Sandrine a marché bien mieux qu’elle n’aurait pu l’espérer.
Pourtant, Sandrine reste à la merci de Christophe Barney qui la conduit à une orgie. Les couleurs à la fois rougeâtres et sombres traduisent l’angoisse de ce mystérieux lieu de déperdition dans lequel des hommes et des femmes sont à la recherche d’un plaisir, et d’une petite mort perpétuelle. Derrière des voilages tout aussi rouges, Charlotte semble lointaine et inaccessible mais Barney la rejoint immédiatement, marginalisant Sandrine qui se retrouve séparée au plan. Mais lors de l’annonce du décès du père, Barney se détache de sa sœur et fête sa propre nomination avec un certain cynisme. La sœur reste muette, prisonnière de la mainmise de son frère.
Sandrine devient alors inutile car le plan de Barney, pour lequel elle n’était qu’instrument, a opéré. La jeune femme est emmenée sans mot dire par deux hommes massifs tandis que Barney et sa sœur commencent à faire l’amour. Le cadre large appuie sur la grandeur du moment pour lequel on devine aisément la suite décadente. Sandrine, rendue à l’état d’objet, est révélée au piège qu’elle s’est constituée. Conduite de force au sous-sol, la jeune femme s’effondre dans la hiérarchie sociale, celle-là même qu’elle avait cru pouvoir dominer en jouant sur le même jeu que Barney. Là, elle est mise au centre d’un groupe d’hommes lubriques qui la violent très certainement d’après le cri tranchant que l’on entend en hors-champ. « L’érotisme est noir chez Brisseau » car il se refuse à tout voyeurisme malveillant pour mieux signifier la tragédie qui enveloppe les personnages.
Lorsque Sandrine se réveille de la main de son mari, elle reste statique et parle de son droit, sans grande conviction, comme désincarnée. Cette expérience traumatisante lui a fait dépasser ses limites jusqu’à atteindre un point de non-retour. De son côté, Barney monologue sur sa fascination pour la mort. Il est isolé au plan, occulte la présence de la jeune fille, et devient à ce point machiavélique qu’il se dégage un certain pathétisme de son discours. Ce déni de l’autre est porté à son paroxysme dans le plan suivant lorsque Sandrine est violemment jetée contre un taxi chargé de la raccompagner chez elle.
Mais Nathalie s’approche de Barney, chargée d’un bidon d’essence qu’elle déverse sur son corps. Elle menace d’y mettre le feu mais le riche héritier la dénigre et s’en retourne sans la moindre considération. La jeune femme sort alors un revolver et l’abat. L’homme est allongé sur les marches, symboliquement blessé au cœur car Nathalie lui fait tout simplement subir sa souffrance personnelle. Tandis qu’il agonise, Barney lui demande ironiquement de ne pas se suicider pour éviter de la retrouver en Enfer. À travers ces quelques mots, la jeune femme comprend qu’elle peut se défaire d’un mal et survivre à son échec.
Pour cela, elle doit récupérer un pouvoir de décision et évacuer toute idée du sacrifice. Elle s’acharne alors en tirant plusieurs balles sur le corps déjà mort. L’aigle de la mort, aperçu plusieurs fois tout au long du film, réapparaît, se pose sur le corps du défunt et lui déchiquette le cœur. La fumée s’intensifie, la figure de la mort emporte l’âme machiavélique de Christophe et libère Nathalie de son emprise perverse.
Quelques années après l’incarcération puis la libération de la jeune femme meurtrière, Sandrine et Nathalie se retrouvent toutes les deux par hasard. La veuve de Barney a hérité de l’immense fortune de son mari provisoire tandis que Nathalie, de condition bien plus modeste, apparaît en compagnie de son mari et de son enfant. Les deux femmes se font face sans dire un mot. La pluie tombe abondamment sur Nathalie et sa famille tandis que Sandrine, au sec, semble complètement éthérée. Son plan a réussi car elle ne peut être placée plus haut socialement.
Mais même si elle bénéficie d’un pouvoir total sur l’entreprise de Barney, la jeune femme n’a pas trouvé sa vérité comme Nathalie. Le cynisme de sa situation ne lui permet plus de revenir en arrière, de croire à autre chose qu’au pouvoir qu’elle a gagné en vendant son âme au Diable. Après avoir échangé un baisé solennel que l’on pourrait croire mortuaire, les deux femmes se séparent définitivement. Nathalie s’engouffre dans le métro en compagnie de sa famille, sa création personnelle, tandis que Sandrine entre dans sa limousine comme un mort dans un corbillard : « en pénétrant dans cette voiture luxueuse, Sandrine entre dans un corbillard. Alors que Nathalie a été sauvée. »
Le caractère artificiel de la situation souligne l’effroyable décalage entre les deux femmes qui ne tirent pas les mêmes leçons de leurs expériences : « quoi de plus toc qu’une petite secrétaire qui troque son rêve d’amour contre une limousine, quoi de plus vrai ? »
Conclusion
Sorte de De bruit et de fureur au féminin, Choses secrètes synthétise de nombreux thèmes chers à Jean-Claude Brisseau. Sur fond de lutte des classes et des sexes, le réalisateur s’immisce pour la première fois dans le monde du travail et y insuffle une dynamique surréaliste, empreinte de symboles psychanalytiques et de références philosophiques. En suivant de près le parcours de Nathalie et Sandrine, l’auteur tente d’approcher frontalement le mystère du plaisir féminin et s’interroge sur la manière dont celui-ci peut être instrumentalisé en vue d’une ascension sociale.
Le thème du sauvetage est aussi repris tout comme il induit forcément le sacrifice. Nathalie a pu découvrir sa propre vérité, s’éveiller au bonheur simple d’avoir un enfant avec un homme qu’elle aime tandis que Sandrine, en exécutant le plan qu’elles avaient toutes les deux mis en place, s’enfonce dans une sorte de cynisme qui lui retire toute perspective de satisfaction. La première, en succombant au jeu dangereux de l’amour, est devenu un personnage tragique au sens antique.
Elle est allée au bout de sa destinée, n’a connu que la démesure des sentiments qui, après l’avoir fait frôler la mort, l’éveille à une spiritualité, ce à quoi Sandrine a cru résister par force et détermination. Cette dernière s’est tout simplement refuser à la vie en usant de l’artifice et en refusant toute sentimentalité dans ses rapports avec les hommes.
En entrant dans cette limousine morbide dans la dernière scène, la jeune femme pose l’éternelle question du bien et du mal, mais surtout, elle nous fait revenir à la genèse de son ascension construite autour de son acuité à dépasser les interdits : « par quels chemins en sommes-nous venus à être “en faute” à l’égard de notre sexe ? » semble définitivement nous demander l’auteur.