Force est de le reconnaître : Roland Emmerich est un auteur. Dans ses œuvres précédentes – Independance Day, Godzilla, Le Jour d’après –, il nous faisait déjà part de ses grandes obsessions : la fin de l’Amérique (et donc du monde) et les gros immeubles qui s’effondrent. Avec 2012, il creuse ses thèmes de prédilection, et livre une œuvre-somme qui serait amusante à regarder au second degré, si l’idéologie qu’elle véhicule ne se révélait si nauséeuse.
Vous vous souvenez du bug de l’an 2000 ? Eh bien, le 21 décembre 2012, ce sera pareil, mais en pire. Résumons la thèse pseudo-scientifique du film : suite à l’affolement des neutrinos, le cœur de la Terre se transformera en gigantesque « four à micro-ondes » (c’est un géologue qui utilise cette audacieuse métaphore), des volcans se réveilleront et des êtres s’éteindront, les champs magnétiques perdront le nord, les plaques continentales grimperont les unes sur les autres et la Californie coulera à pic. Heureusement, les responsables politiques du monde entier auront eu le temps de construire, dans le plus grand secret, des canots de sauvetage pour quelques élus soigneusement sélectionnés sur des critères économiques et, accessoirement, génétiques. L’espèce humaine devrait pouvoir survivre à l’Apocalypse ; on respire.
Ainsi, à partir d’une fumeuse histoire de calendrier maya dont on risque hélas d’entendre parler au moins jusqu’au 22 décembre 2012, Roland Emmerich imagine et met en images rien moins que la chute des civilisations. Il n’est pas le seul : son grand copain Michael Bay, également spécialiste des chantiers de démolition à échelle planétaire, prépare en ce moment sa propre version de 2012, sous-titrée La Guerre des âmes pour éviter toute confusion. Chez ces deux cinéastes, tout est prétexte à faire exploser la Terre – ou au minimum New York. Les extraterrestres (Independence Day), la reprise des essais nucléaires français (Godzilla), des robots géants sortis tout droit d’un coffre à jouets (Transformers et sa suite), une météorite (Armageddon), le réchauffement climatique (Le Jour d’après) ou le calendrier maya : au fond, quelle différence tant que ça permet de filmer de belles explosions et de mettre en valeur l’héroïsme latent de l’homme de la rue ? Car au fond, c’est là le programme du film-catastrophe, inchangé depuis les années 1970 qui virent éclore ce genre typiquement américain (L’Aventure du Poséidon, La Tour infernale…) : mettre en scène une situation de crise propice à révéler (et à punir) la lâcheté des uns, à célébrer le courage des autres, et à unifier le corps social autour de valeurs communes indémodables, à savoir 1/ Dieu et 2/ la bannière étoilée. Avec l’exacerbation des peurs occidentales et l’hypertrophie des effets spéciaux numériques, la catastrophe est de plus en plus globale et spectaculaire, mais le discours reste peu ou prou le même.
Emmerich met la barre très haut avec 2012, qui représente le tout-en-un du film-catastrophe : éruptions volcaniques, tremblements de terre, tsunamis… rien ou presque ne manque à l’appel, la fin du film nous offrant même un remake de Titanic. Pour faire bonne mesure, Emmerich empile avec application tous les clichés, enfile toutes les scènes obligées. Pendant plus de deux heures et demie, tandis qu’une poignée d’officiels s’agite à la Maison-Blanche, une famille d’Américains moyens va donc cavaler (en voiture) sous des autoroutes qui s’effondrent, slalomer (en camping-car) au milieu de missiles de lave, se faufiler (en avion de tourisme) entre des immeubles qui s’écroulent, s’écraser (en avion de ligne) dans l’Himalaya, et passer à chaque fois à un quart de cheveu de la mort. À chaque étape ou presque, un second couteau périra, mais qu’on se rassure : les enfants et le chien, eux, survivront. Quant aux parents divorcés, ils profiteront de la catastrophe pour panser leurs plaies et se remettre ensemble, car rien de tel qu’une bonne fin du monde pour ressouder la famille américaine. Et, par extension, la nation toute entière, comme le rappelle le digne et admirable Président des États-Unis d’Amérique (un Noir, pour faire moderne) dans son ultime allocution télévisée : « Today we are one family » (« aujourd’hui, nous sommes une seule et même famille »).
Bien sûr, il y a de quoi rire. Pour peu que l’on soit un peu pervers, ou que l’on soit prêt à mettre son cerveau au vestiaire pendant deux heures et demie, 2012 peut s’apparenter à un divertissement correct. Mais, en grattant un peu, le film se révèle très antipathique. D’abord, par la manière dont sont traités (puis sacrifiés) les personnages secondaires. Cas exemplaire : le beau-père. Interprété par un acteur visiblement choisi pour son manque de charisme, il ne fait pas le poids, même en face du fade John Cusack. Au début, il est pourtant présenté comme un rival sérieux (il est prévenant et tendre envers sa femme, complice et attentif avec les enfants), mais dès que les vrais problèmes commencent, il se révèle superficiel, pleutre, râleur, systématiquement à côté de la plaque. En un mot : grotesque. Sa seule utilité, c’est qu’il sait conduire un avion ; une fois à terre, comme résigné au sort que lui prépare le scénario, il passe la main à l’époux/père légitime le temps d’un court dialogue où il se lamente de n’avoir jamais eu d’enfants « à lui », bref : d’avoir raté sa vie. Sa mort sans héroïsme est expédiée en quelques secondes, et s’apparente à l’expulsion d’un corps étranger.
2012 est par ailleurs confit de religiosité, engluant les soi-disant prophéties mayas sous des références bibliques grosses comme l’Arche de Noé, et y ajoutant une bonne couche de bouddhisme avec un moine tibétain tel que le rêvent les Occidentaux : vénérable, philosophe et sibyllin. Il n’y a que les Musulmans qui ne soient pas de la partie : Emmerich a certes filmé la destruction de La Mecque, mais la scène a finalement été retirée du montage final, le réalisateur justifiant sa décision en ces termes : « Je ne voulais pas provoquer une fatwa et vivre avec des gardes du corps jusqu’à la fin de mes jours. Franchement ça ne valait pas le coup. Ce n’est que du cinéma. » On perçoit dans ces belles paroles toute l’islamophilie légendaire de l’industrie hollywoodienne.
Enfin et surtout, quand bien même serait-il enrobé d’un semblant de critique sociale, le discours du film est des plus réactionnaires. La caricature des riches et des puissants paraît véhiculer un message contestataire, mais Emmerich prend bien soin de choisir des milliardaires venus d’ailleurs : un Russe veule et disgracieux, des Saoudiens huileux, mais certainement pas des Américains ! Le film désamorce toutes les questions qui fâchent en laissant la parole à l’antipathique (mais si pratique) homme de main du Président et maître d’œuvre du plan de sauvetage, qui se charge de se salir les mains pour les autres : d’accord, il a fallu tuer ceux qui avaient vent du projet, mais c’était pour éviter une panique généralisée ! D’accord, seuls les riches auront droit à la vie sauve, mais il fallait bien que le « secteur privé » paie pour la construction des Arches ! Vous ne voulez pas risquer l’extinction de l’Humanité toute entière pour des questions d’éthique et deux ou trois ouvriers chinois, tout de même ? Le film tente de racheter ce cynisme assez ahurissant par un ultime acte de générosité : quelques gueux seront sauvés in extremis, ce qui permettra de faire oublier les six milliards d’être humains qui auront été sacrifiés et trompés jusqu’au bout par des puissances politiques et économiques. Ne reculant devant aucune hypocrisie, Emmerich fait même tenir à un de ses héros-boy scouts un discours magnifique sur une nouvelle ère qui s’ouvrirait pour l’Humanité. Une fois débarrassé des pauvres, c’est sûr qu’on se sent tout de suite plus à l’aise…
Quant au happy end inévitable mais paradoxal, il est tellement gratiné qu’il ne manquera pas de faire grincer quelques dents. En effet, présenter l’Afrique en territoire vierge à (re)coloniser, il fallait oser. Mais les mauvais cinéastes, ça ose tout. C’est même à ça qu’on les reconnaît.