Film maudit autant que le peuple qu’il s’attache à représenter, Soy Cuba, réalisé en 1964 par le Russe Mikhail Kalatozov, n’a jamais connu les faveurs d’une distribution internationale. Ce 16 juillet 2003, soit trente-neuf ans après, ce chef d’œuvre est enfin visible sur nos écrans français grâce au bon vouloir de Martin Scorsese et de Francis Ford Coppola.
Soy Cuba est à voir comme un témoignage bouleversant, celui d’une génération engagée dans la révolution contre Batista, encore dictateur pour quelques jours. Fidel Castro, symbole de cette révolte en marche, se fait grand représentant d’un nouvel idéal communiste auprès du peuple, des étudiants et des rebelles. Aujourd’hui, on sait que l’embargo économique imposé par les États-Unis en réponse aux positions de Castro n’a fait qu’enfoncer Cuba dans une léthargie économique et une pauvreté chronique. L’œuvre de propagande prêterait à sourire si Mikhail Kalatozov ne visait une toute autre finalité sur laquelle il est indispensable de reporter son attention. Loin de se limiter au spot publicitaire en faveur de Castro, le propos ose la remise en cause de la prédominance américaine, de la donne économique qui en découle et qui condamne irrémédiablement les plus vulnérables.
Le film est constitué par quatre portraits, quatre regards sur les bouleversements politiques et sociaux de l’époque : une jeune femme, Maria, mutique et sensuelle, qui monnaye son corps auprès d’un Américain vulgaire et suffisant ; Pedro, vieux cultivateur de canne à sucre qui met le feu à son champ et à sa maison lorsqu’on lui apprend que ses terres ont été vendues à une société américaine ; Enrique, étudiant militant, qui décide de payer de son sang sa lutte contre les oppresseurs ; et Mario, retiré de tout, qui s’engage dans les forces révolutionnaires lorsque l’armée bombarde sans raison apparente sa maison et tue l’un de ses enfants.
Porté par une nostalgie bouleversante, le premier plan-séquence survole avec langueur les terres magnifiques de Cuba, île d’une déroutante sérénité, sorte de paradis perdu que l’homme serait venu pervertir. Une voix-off, celle de Raquel Revuelta, répète avec une douce conviction « Soy Cuba ». Ces deux mots deviennent alors le symbole d’un pays, incarnant la quête d’une identité depuis longtemps dérobée, initialement puisée dans la représentation idéale du genre humain. Instantanément, on sait que le réalisateur privilégiera surtout le sentiment avant toute rhétorique politique. L’idéal communiste, porté par un espoir rapidement devenu amer, se trahit assez rapidement en utopie : chaque scène s’attache, presque malgré elle, à refuser toute pensée commune dépersonnalisante, exaltant l’idéal et la soif de survie de chacun de ceux qui composent la richesse et la diversité de Cuba. Leur dignité prévaut sur tout et l’absence de celle-ci désigne ici une mort spirituelle, l’anéantissement de la personne physique. Insoumis, les personnages de Soy Cuba survivent dans une représentation symbolique de leur idéal que le capitalisme exacerbé vient souiller sans aucun état de conscience.
La mise en scène de Mikhail Kalatozov, d’une étonnante modernité, épouse au plus près la subjectivité du personnage. Zooms, grue télescopique : le film vibre et respire à chaque instant, entraînant perpétuellement le spectateur dans la confusion mentale et physique à laquelle se livre chacun des protagonistes. Le vide est palpable et l’éventuel basculement provoque un étrange sentiment d’excitation, comme s’il allait enfin nous dévoiler la vérité ; cette vérité après laquelle le cinéma semble si souvent courir, en vain. Dans un cabaret où les Cubaines viennent se prostituer, la danse frénétique de Maria devient son langage, la seule manière (par ailleurs magnifique) pour elle d’exprimer l’insoumission de son corps, l’exaltation de ses sentiments et son unité tout simplement.
La cohérence et l’admirable fluidité du long métrage relèvent de l’engagement et de l’authenticité de Kalatozov, qui avait choisi de s’entourer d’une équipe cubaine non professionnelle dans un souci de parfaite retranscription de l’âme même du pays. Le pari est réussi pour cet audacieux réalisateur qui avait déjà reçu une Palme d’or au festival de Cannes en 1958 pour son film Quand passent les cigognes. Mais surtout, il prouve qu’il est possible de faire du grand avec un film de propagande.